mardi 21 mars 2023

Des années auparavant, il avait eu un ami

Saul Leiter.


Chaque jour, il allait s’asseoir à la table de la cuisine et regardait par la porte coulissante en verre le petit patio qu’il avait peu à peu fini par haïr, sans du tout savoir pourquoi. Il allait s’asseoir, buvait du café, fumait et attendait que le téléphone sonne avec quelqu’un, n’importe qui au bout du fil pour lui donner des nouvelles, bonnes, mauvaises ou insignifiantes, peu importait. Mais le téléphone sonnait rarement et, quand il sonnait, il apportait un message tellement vide, tellement anonyme, que ce n’était qu’une sorte de bruit tranquille.

Des années auparavant, il avait eu un ami, bien plus jeune que lui, qui s’était suicidé, « tout à trac », comme on dit. Cet ami lui avait dit un jour que lorsqu’il ouvrait le journal tous les matins il le faisait avec l’espoir absurde et pourtant irrésistible — peut-être même la croyance — qu’il allait tomber sur une histoire dans laquelle il apparaîtrait comme quelqu’un, comme n’importe qui, comme un nom dans le journal. Il voulait, disait-il, lire quelque nouvelle surprenante sur lui-même : avant de disparaître comme tous les autres zéros.

Il regarda le patio inondé de pluie par la fenêtre et se dit qu’il ne pouvait pas se rappeler le nom de son jeune ami, ni, d’ailleurs, son visage. Il se rendit compte alors qu’il s’était, peut-être, rappelé un autre jeune homme, tout à fait différent, un personnage dans une pièce ou un film. Un roman. Quelqu’un qui n’avait jamais été.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, IX, Éditions Cent Pages, 2015.

 

mercredi 15 mars 2023

Mille âmes

BnF lat. 920, fol. 180r.

 

Moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis ici, parce que la vie n’a pas de solution. Je puis faire la fête à Montmartre et mille excentricités, puisque j’en ai besoin ; je puis être pensif, physique ; me muer tour à tour en marin, jardinier ou coiffeur ; mais, si je veux goûter aux voluptés du prêtre, je dois donner un lustre sur mes quarante années d’existence, et perdre d’incalculables jouissances, durant que je serai uniquement sage. Moi, qui me rêve même dans les catastrophes, je dis que l’homme n’est si infortuné que parce que mille âmes habitent un seul corps.

 

Arthur Cravan [Fabian Avenarius Lloyd], «  Oscar Wilde est vivant », dans Maintenant, n° 3, octobre-novembre 1913. — Œuvres. Poèmes, articles, lettres, édition établie par Jean-Pierre Begot, Éditions Gérard Lebovici, 1987.

vendredi 10 mars 2023

« Foutez-moi la paix, il est là ! »

14 septembre 1983 (mercredi). – J’avais dit à Françoise : « Allons à Charleville voir la valise de Rimbaud. » Elle a ri, elle m’a dit qu’elle était d’accord et on y est allés. Il fait un temps affreux, du brouillard et, par moments, de la bruine, un ciel noir qui a l’air du fin fond de l’année. On traverse en biais la ville, le long des murs pour éviter l’eau qui tombe, en marchant vite parce qu’on a peur que le musée ferme à midi. À l’instant où je pénètre dans la salle consacrée à Rimbaud, je jette un rapide regard circulaire : je vois des tableaux sur les murs, des photos un peu partout, des vitrines avec des objets et des papiers, des livres aussi bien sûr, mais rien qui ressemble à une valise. Alors je redescends l’escalier en courant et je m’adresse aux deux gardiens qui sont à l’entrée et qui bavardent avec un jeune homme qui semble être aussi un employé du musée. Je leur dis : « Mais où est la valise de Rimbaud ? – La valise de Rimbaud ? – Oui, où est-elle ? – Elle n’est pas là. – Mais je le vois bien, où est-elle passée ? » Le jeune homme intervient, il me dit d’un ton solennel : « Elle est dans le coffre. – Dans le coffre ? – Oui, dans le coffre, à la Bibliothèque municipale. – Et c’est loin, la Bibliothèque municipale ? – Oh, c’est là-bas, un peu plus loin dans la ville, mais vous ne pourrez pas la voir, la valise. – Mais pourquoi ? – Parce qu’on l’a enfermée là-bas en attendant la réfection du musée. – Et ça va durer longtemps, la réfection du musée ? – Oh oui, monsieur. » J’explique alors que je suis écrivain, que je viens de loin pour la voir, cette valise, que c’est très important, etc. Mais rien n’y fait, on m’assure que c’est absolument impossible. Un peu énervé, je remonte l’escalier et je retrouve Françoise en haut devant les vitrines. Tout ce qu’on voit ou presque est faux : les livres sont des photos des couvertures des livres, les photos d’époque sont des contretypes affreusement mal tirés, les manuscrits sont des photos, on dirait même des photocopies des manuscrits originaux, les lettres sont des photos des lettres, il y a même des photos de tableaux ou d’objets usuels. Ils auraient pu mettre une photo de la valise, mais non. Pour me distraire de ma colère, je prends des photos de la Meuse par la fenêtre de gauche. Le long du quai, on voit une maison plus noire que les autres et qui est celle où Rimbaud a écrit Le Bateau ivre. Alors je visse un grand angle sur mon appareil et je prends la maison en photo en cadrant large de manière à l’englober dans le bois sombre qui entoure la vitre. Après, je traverse la pièce et je vais regarder de plus près un petit buste qui représente Rimbaud et dont une étiquette placée sur le socle prévient qu’il a été exécuté d’après des dessins successifs de Paterne Berrichon, le beau-frère posthume de Rimbaud. L’étiquette précise aussi que « le buste a été longtemps attribué à un sculpteur du XVIIIe siècle pour qu’il ait plus de valeur ».
En sortant du musée, nous allons voir la maison noire. On dirait qu’elle est la seule du quai à n’avoir pas été ravalée. Je traverse la route pour aller voir la porte de plus près, la plaque qui est à gauche, la fenêtre du rez-de-chaussée. Puis je retraverse pour aller rejoindre Françoise qui a froid et qui est sous son parapluie. Elle fait un écart brusquement parce qu’un rat a filé entre ses jambes pour aller se perdre dans la berge boueuse de la rivière. Je mets mes mains en porte-voix et j’appelle en direction de la maison : « Arthur ! Arthur ! » Françoise rit. Une femme entrouvre un rideau au rez-de-chaussée. Françoise, qui a une meilleure vue que moi, prétend qu’elle a souri en me voyant. Je prends des photos au télé : la porte, la plaque, puis les deux fenêtres à l’étage avec le mur qui les sépare et qui porte des mangeoires à oiseaux en paille tressée fixées dessus.
Au cimetière, nous sommes seuls, la lumière baisse de plus en plus. Sur la maison du gardien, il y a un écriteau dessiné à la main pour indiquer où se trouve la tombe de Rimbaud, il est encadré de guingois et cloué carrément dans le mur. Et puis, juste à côté de la tombe, une grosse pancarte de contreplaqué sur un poteau de fer pointée vers la tombe avec dessus simplement A.R. On a l’impression d’entendre grogner une voix épaisse : « Foutez-moi la paix, il est là ! »

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.

lundi 6 mars 2023

J’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de

Dave Heath, Central Park, 1957.

Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.

 

Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie », dans Considérations inactuelles, traduction par Henri Albert, Mercure de France, 1907.

vendredi 3 mars 2023

Un char pesant et vide

Dorothea Lange, Toward Los Angeles, California, 1937.


En dernière analyse, la plupart des hommes n’aiment et ne désirent vivre que pour vivre. L’objet réel de la vie est la vie, et traîner constamment en tous sens avec peine et sur une même route un char pesant et vide. (10 août 1821.)


Giacomo Leopardi, Zibaldone, traduit de l’italien par Bertrand Schefer, Éditions Allia, 2003.

mercredi 1 mars 2023

Biographie

 

Birgit Jürgenssen, Untitled (Olga), 1979.

La vie, fruit de la vie. – L’homme a beau s’étendre tant qu’il peut par sa connaissance, apparaître aussi objectivement qu’il veut, à la fin il n’en retire que sa propre biographie.

 

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, § 513, traduction de l’allemand par A. M. Desrousseaux, revue par Angèle Kremer-Marietti, Le Livre de poche, 1995.

 

Toutes les biographies sont absurdes. Avec la mienne, on ferait rire un chat.

 

Dylan Thomas. — Cité par Denis Roche, « Le Spectacle de l’écriture », dans Dylan Thomas, Œuvres, tome 1, édition établie sous la direction de Monique Nathan et Denis Roche, Éditions du Seuil, 1970.