dimanche 25 avril 2010

Mets l’argenterie au clou et profite de la vie, tu m’entends !




[August Strindberg à Axel Strindberg]

Le 3 juillet 1884

Cher frère !

Merci pour ta lettre, pour Une maison de poupée, pour Eva et pour toutes les fatigues que t’a values le voyage à Kymmendö.

1. J’y dispose de toutes les pièces, à l’exception des deux non-aménagées qui se trouvent au grenier.

2. Charlotte peut parfaitement prendre au grenier les draps, les canapés, les ustensiles de cuisine, etc., cela vous éviterait de transporter toutes ces choses.

3. Le bureau noir se trouve à droite de la fenêtre, dans le coin.

4. Si Charlotte accepte de désherber le jardin ou d’engager quelqu’un pour le faire, la récolte lui appartient ! Les fraisiers donnent des fraises en abondance. Mais, dans ce cas, il faudra rémunérer Eriksson pour son travail. Fais-lui cadeau des vêtements usagés qui se trouvent au grenier, il en sera ravi.

5. Quant à la plantation d’asperges, elle demande des soins pendant tout l’été, et il faut veiller à ne pas marcher sur les plants. Car ils se développent dans l’espace entre les planches et non dans ces dernières.

6. Dis-moi si mes nouvelles plantations sont en vie ou bien si elles ont gelé pendant l’hiver. En cas de vraie sécheresse, les arbres fruitiers doivent être arrosés une ou deux fois. Il faut bêcher la terre en cercle autour du tronc, remplir le creux d’eau et le recouvrir à nouveau de terre. Et ne pas lésiner sur l’eau ! Les framboises, les groseilles et les groseilles à maquereau, ainsi que les pommes (dis-moi si les pommiers ont fleuri !) sont également à vous.

7. Si tu as besoin d’argent immédiatement, mets l’argenterie au clou. Je la dégagerai dans un mois, car j’en aurai alors les moyens. J’aimerais que tu puisses profiter de l’été tant qu’il dure.

8. Berg a-t-il encaissé le loyer chez Bonnier ?

9. Loue la maison, si tu veux, mais ce n’est pas indispensable.

10. Les gens là-bas ne sont pas très honnêtes, mais ne te dispute pas trop avec eux.

11. Les prix estivaux corrects sont : 20 öre pour une livre de poisson, 30 (?) öre pour un pot de lait.

12. Ma vigne et mes rosiers grimpants poussent-ils le long du mur sud de la maison ?

13. Laisse les livres là où ils sont jusqu’à votre déménagement !

Adieu et fais-moi savoir si tu as reçu l’argent de Bonnier !
Mets l’argenterie au clou et profite de la vie, tu m’entends ! Je peux bien te faire ce petit cadeau.

Ici, c’est beau comme au paradis, mais j’échangerais volontiers avec toi !

Adieu ! Salue Charlotte et Ragnhild.

Siri te salue et te remercie.

L’ami

August

Donne-moi des nouvelles de mes plantations ! Renseigne-toi auprès d’Eriksson !

August Strindberg, Correspondance, tome 1 (1858-1885), traduit du suédois par Elena Balzamo, éditions Zulma, 2009.

samedi 24 avril 2010

C’est en classe seulement que les tables sont douteuses



Le professeur de philosophie qui doute professionnellement de l’existence de cette table ne tient pas particulièrement compte dans sa vie des conséquences d’une telle négation. Le cœur n’y est pas, et cette méfiance n’est pas véritablement convaincue : c’est en classe seulement que les tables sont douteuses, et pour les besoins d’une leçon sur l’idéalisme, mais non pas le soir quand le philosophe se met à table pour souper.

Vladimir Jankélévitch, L’Austérité et la vie morale, 1956.

samedi 10 avril 2010

J’entrai avec une barque



J’entrai avec une barque dans une petite baie naturelle : l’instant d’après, je me sabordai, sans plus de cérémonie ; mon naufrage et ma mort devaient avoir toute la discrétion requise ; j’étais près à mourir, j’avais entonné un chant, j’avais prononcé mon éloge funèbre et légué mon corps aux ingrats — j’étais près à mourir, seulement voilà : j’avais pied.

Franz Kafka, Œuvres complètes II, traduit de l’allemand par Marthe Robert, éditions Gallimard (bibliothèque de la Pléiade), 1980.

Pierre Senges, Études de silhouettes, éditions Verticales, 2010.

jeudi 1 avril 2010

Le « bon mouvement », c’est aussi le premier mouvement


Briton Rivière, Una and the lion

Ceux qui découragent la vertu, l’héroïsme, la charité et tout ce qui est pur ici-bas sont les mêmes qui rendent impossible, à force de dialectique, le mouvement et la liberté. La Rochefoucauld est, pour ainsi dire, le Zénon du monde moral : de même que Zénon décompose le mouvement en points stationnaires, de même le pointillisme des pointilleux, qui cherche des poux à la vertu et à la pureté, trouble ce qu’on peut appeler l’évidence du bon mouvement ; le « bon mouvement », c’est aussi le premier mouvement, l’impulsion inchoative et généreuse que les méfiants, les ironiques, les soupçonneux n’ont pas encore désagrégé en scrupules. Si la spontanéité charitable est le premier mouvement, le calcul intéressé ou ravisement est le second ; à l’intention toujours initiale de Donner succède l’intention de Reprendre ou Retenir, — car on ne « se ravise » que pour refuser et pour dire non. Tout de même c’est pour un deuxième mouvement réflexif, pour un mouvement secondaire que la bonne intention prévenante et initiale se désagrège en rhapsodie de scrupules. La primarité et simplicité affirmatives du fiat — que ce soit sacrifice, décision héroïque ou offrande — devient suspecte après coup. Pas de cœur pur qui reste pur pour cet épluchage zénonien !

Vladimir Jankélévitch, La mauvaise conscience, 1966.