mercredi 5 avril 2023

Il y a deux mots que nous devrions éliminer de notre vocabulaire : reconnaissance et charité

Il existe une histoire amusante au sujet d’un Français bon à rien et phraseur, qui, accusé d’ingratitude, s’écria : « Il faut savoir garder l’indépendance du cœur ». Je dois avouer que je partage son sentiment. La gratitude en-dehors de tout lien de familiarité, la gratitude autre qu’élément indéfinissable d’une amitié est quelque chose de si proche de la haine que je ne veux même pas essayer de préciser la différence. Jusqu’à ce que je rencontre un homme satisfait d’avoir une dette de reconnaissance envers un autre, je ne cesserai de douter du tact de ceux qui offrent si volontiers leur aide. Quel art difficile que celui de donner, même à nos amis les plus proches ! et combien notre savoir-vivre est mis à l’épreuve lorsque nous recevons ! Voyez comment, obligé ou obligeant, nous faisons comme si de rien n’était, et comment, recevant, nous débitons un discours faussement enjoué. Et alors qu’il s’agit d’un acte si difficile et si douloureux entre amis intimes, nous voudrions pouvoir l’accomplir pour le bien de quelqu’un qui nous est totalement étranger, persuadé qu’il sera transporté de gratitude à notre égard. La pire des choses que vous puissiez faire à un homme est de l’accabler du fardeau que représente une dette de reconnaissance, et c’est pourtant ce que d’emblée nous envisageons de faire ! Mais ne nous y trompons pas : à moins qu’il ne soit totalement écrasé d’humiliation par sa situation, tout son être va trembler de colère, et notre générosité ne pourra que le faire grincer des dents.

Il y a deux mots que nous devrions éliminer de notre vocabulaire : reconnaissance et charité. Dans des relations humaines authentiques, il n’y a d’aide possible que par amitié, sinon on ne lui accorde aucune valeur ; une aide ne peut être donnée que par une main amie, sinon elle est acceptée de mauvaise grâce. Nous sommes tous trop fiers pour recevoir un cadeau offert tout à fait gratuitement : il nous faut à tout prix donner l’impression de le payer, ne serait-ce, si nous n’avons rien, que par le plaisir que peut procurer notre compagnie. Et c’est là que l’on voit à quelle situation pitoyable l’homme riche se trouve confronté ; voici à nouveau le chas de cette aiguille à travers lequel il ne pouvait pas passer déjà à l’époque du Christ, et qui est devenu plus étroit encore aujourd’hui, si cela est possible, parce qu’il a de l’argent mais qu’il lui manque l’amour grâce auquel il pourrait faire accepter cet argent. Ici et maintenant, comme dans la Palestine d’autrefois, il invite le riche à sa table, c’est avec le riche qu’il partage ses plaisirs : et quand vient pour lui le moment de faire la charité, il cherche en vain qui en faire profiter. Ses amis ne sont pas pauvres, ils n’ont besoin de rien ; les pauvres ne sont pas ses amis, ils ne veulent rien de lui. À qui peut-il donner ? Où trouver – remarquez bien l’expression – le Pauvre Méritant ? La charité est (selon leurs termes) centralisée. On loue des bureaux, on fonde des sociétés, avec des secrétaires que l’on paie ou que l’on ne paie pas : la chasse au Pauvre Méritant va joyeusement son train. Je crois qu’il faudra bien davantage qu’un simple secrétaire parmi les hommes pour débusquer ce personnage. Quoi ! une classe sociale qui soit dans le besoin sans que cela soit de sa faute, et qui éprouve cependant une envie insatiable de recevoir de l’aide de ceux qu’elle ne connaît pas du tout ; qui soit aussi tout à fait respectable et en même temps totalement dépourvue de respect de soi ; qui soit capable de jouer le rôle extrêmement difficile de l’ami sans jamais se montrer ; qui ait une enveloppe humaine mais qui puisse néanmoins défier d’un coup d’aile toutes les lois de la nature humaine – et tout cela dans l’espoir de faire passer par le chas de l’aiguille un dieu Bourgeois ventripotent ! Oh ! puisse-t-il ne pas pouvoir passer par le trou de cette aiguille, puisse son gouvernement tomber dans la poussière et puissent son épitaphe et toute sa littérature (dont mes propres œuvres commencent à représenter une part non négligeable) disparaître à jamais de l’histoire de l’humanité ! Pour un fou d’une tristesse aussi monstrueuse, il ne peut pas y avoir de salut, et le fou qui cherchait l’élixir de vie était un sublime modèle de raison, comparé au fou à la recherche du Pauvre Méritant !

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Et pourtant, une possibilité s’offrirait à ce malheureux homme. Il pourrait se proposer de payer ses impôts. Ce serait un vrai moyen de faire la charité, de façon impartiale et impersonnelle, qui ne mettrait personne dans l’embarras et qui serait une aide pour tous. Ce serait là une destination pour des cadeaux faits sans amour, ce serait une manière de mettre de l’argent dans la poche des pauvres méritants tout en économisant le temps des secrétaires. Mais, hélas, il n’y a pas la moindre touche de romanesque dans une telle entreprise et jamais les hommes n’exigent autant de pittoresque que lorsqu’il s’agit de manifester leurs vertus !

 

Robert Louis Stevenson, « Beggars », Scribner’s Magazine, vol. 3, n° 3, mars 1888 ;  traduit de l'anglais par Marie Picard, Mendiants, Éditions Sillage, 2006.