jeudi 28 février 2013



Vanessa Winship, Batumi, Géorgie, 2006.

La hache qui brise la mer glacée en nous

Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur la tête, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livre, et les livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur les écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, contraints de vivre dans les forêts, loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer glacée en nous. Voilà ce que je crois.

Franz Kafka à Oskar Pollak, 27 janvier 1904, Œuvres complètes, tome III, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Claude David & Jean-Pierre Danès, Gallimard (bibliothèque de la Pléiade), 1984.

mercredi 23 janvier 2013

lundi 15 octobre 2012

On ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir

On ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car on n’a qu’une vie et on ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures. (...) Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie n’est l’esquisse de rien, une ébauche sans tableau. (...) Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout.

Milan Kundera, Nesnesitelná lehkost bytí, 1982, L’Insoutenable Légèreté de l’être, traduit du tchèque par François Kérel, Gallimard, 1984.

« Silence »



Bien souvent, presque toujours, se taire c’est aussi mentir.

Joan Fuster, Diccionari per a ociosos, 1978, Dictionnaire à l’usage des oisifs, traduit du catalan par Jean-Mari Barberà, éditions Anacharsis, 2010.

jeudi 11 octobre 2012

Un paradis dialectique

L’évêque épiscopalien de Philadelphie avait lu  The Condition of Postmodernity à l’époque où il faisait des études de théologie. Il m’a invité à la conférence qui rassemble, chaque année, tous les prêtres de sa congrégation. En Pennsylvanie. J’y ai parlé d’utopisme dialectique, et nous avons eu avec des théologiens un débat fantastique. Certains sont venus me voir à la fin et m’ont dit : « Vous savez, la conception chrétienne du paradis est bien trop statique ! Nous devrions peut-être imaginer un paradis dialectique ! » Et c’est évident : vous arrivez dans cet endroit, tout est parfait, mais rien de nouveau ne peut advenir ; c’est d’un ennui ! Pas étonnant que personne ne veuille plus y aller !

David Harvey, entretien avec Dominique Dupart, Cécile Gintrac, Philippe Mangeot & Nicolas Viellescazes, Vacarme, n° 59, printemps 2012.

jeudi 27 septembre 2012

Jim a tellement aimé votre carte qu’il l’a mangée


Un jour, un petit garçon m’a envoyé une lettre charmante, avec un dessin dessus. Je réponds à toutes les lettres que les enfants m’envoient – parfois très rapidement – mais cette réponse-là, je l’ai soignée. Je lui ai envoyé une carte sur laquelle j’avais dessiné l’image d’une Chose sauvage. J’ai écrit : « Cher Jim, j’ai adoré ta lettre. » Et puis j’ai reçu une réponse de sa mère, qui disait : « Jim a tellement aimé votre carte qu’il l’a mangée ». C’est le plus beau compliment que j’aie jamais reçu. Ca n’avait pas d’importance pour lui que ce soit un dessin de Maurice Sendak. Il l’a vu, il l’a aimé, il l’a mangé.

Maurice Sendak (1928-2012), L’Impossible, n° 5, juillet 2012.

dimanche 19 août 2012

mercredi 11 juillet 2012

Rien de grand, soit en bien, soit en mal

On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre VII.

mercredi 13 juin 2012

« Temps »



Pendant que vous dormez, votre barbe pousse : c’est ça le temps.

Joan Fuster, Diccionari per a ociosos, 1978, Dictionnaire à l’usage des oisifs, traduit du catalan par Jean-Mari Barberà, éditions Anacharsis, 2010.

samedi 28 avril 2012

Une baleine voit les hommes



Toujours si affairés, avec leurs longs membres que souvent ils agitent. Et comme ils manquent de rondeur, privés qu'ils sont de la noblesse des formes pleines et complètes, avec leur petite tête mobile dans laquelle se concentre, semble-t-il, toute leur étrange vie. Ils arrivent sur la mer en glissant plutôt qu'en nageant, presque comme des oiseaux, et ils dispensent la mort avec fragilité, avec une délicate férocité. Ils restent longtemps silencieux et puis ils se mettent à crier entre eux, soudainement avec furie dans un enchevêtrement de sons qui ne varient presque jamais et auxquels manque la perfection de nos sons essentiels : appel, amour, cri de deuil. Et combien pitoyable doit être leur étreinte amoureuse : et sauvage, presque brutale, sans l'obstacle d'une molle couche de graisse, rendue trop facile par leur nature filiforme qui ne prévoit pas l'héroïque difficulté de l'union ni les magnifiques efforts nécessaires pour la réaliser.
Ils n'aiment pas l'eau, ils la craignent même, et on ne comprend pas bien pourquoi ils la fréquentent. Eux aussi vont par bandes, mais ils n’emmènent pas leurs femelles, et l'on peut deviner qu'elles sont ailleurs, mais elles restent toujours invisibles. Parfois ils chantent, mais pour eux-mêmes seulement, et leur chant n'est pas un appel mais une forme de poignante lamentation. Ils se fatiguent vite et, quand tombe la nuit, ils s'étendent sur de petites îles qui les portent, et peut-être s'endorment-ils ou regardent-ils la lune. Ils s'en vont en glissant, silencieux, et l'on comprend qu'ils sont tristes.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Femmes de Porto Pim et autres histoires [Donna di Porto Pim, 1983], «Post-Scriptum. Une baleine voit les hommes », traduit de l'italien par Lise Chapuis, Christian Bourgois, 1987.

vendredi 27 avril 2012

Le jour où nous réveillerons du rêve d'être vivants


Les baroques aimaient les équivoques et les malentendus. Calderón, et d'autres avec lui, érigèrent le malentendu en métaphore du monde. Je suppose qu'ils étaient animés par la conviction que, le jour où nous réveillerons du rêve d'être vivants, notre malentendu terrestre sera finalement éclairci. Je leur souhaite de ne pas avoir trouvé un malentendu sans appel. De toute façon, on le verra bien.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Petits malentendus sans importance [Piccoli equivoci senza importanza, 1985], « Note », traduit de l'italien par Martine Dejardin, Christian Bourgois, 1987.

jeudi 26 avril 2012

Tu peux



Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, cela t’est permis et c’est conforme à ta nature, mais peut-être cette abstention est-elle justement l’unique souffrance que tu pouvais éviter.

Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, § 103, traduit de l’allemand par Bernard Pautrat, Rivages, 2001.

mercredi 25 avril 2012

L’imagination ne vient qu’à ceux qui en ont vraiment envie

À ceux qui, fondamentalement, ne désirent pas changer l’ordre des choses, il est bien certain que les difficultés semblent tout de suite immenses et les impossibilités immédiatement constituées. Il faudrait redire ce que la capacité de penser doit au désir de penser, et que l’imagination ne vient qu’à ceux qui en ont vraiment envie. Pour tous les autres qui ont surtout envie de conserver, la conservation est à coup sûr la solution de bon sens, et comme elle est l’attracteur de toute leur pensée il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils s’y rendent aussi vite — à moins que ne se produise un événement exceptionnel dont la force finit par leur arracher un doute.

Frédric Lordon, « À 75 %, les riches partiront »,  La Pompe à phynance (les blogs du Monde diplomatique), 16 mars 2012.

mardi 7 février 2012

mercredi 18 janvier 2012

Chère Madame



Christian Dotremont

jeudi 5 janvier 2012

Rien n’est encore advenu

Dans l’évolution de l’humanité l’instant décisif est permanent. C’est donc à bon droit que les mouvements révolutionnaires intellectuels décrètent comme nul et non avenu tout ce qui les précède, car rien n’est encore advenu.

Franz Kafka, Aphorismes, traduits de l’allemand par Guy Fillion, éditions Joseph K., 2011, série 1917-1919, n° 6.

mercredi 4 janvier 2012

Est-ce qu’il faut rajeunir le monde ou le regard ?



– Est-ce qu’il faut rajeunir le monde ou le regard ?
- Les deux, tiens !

Christian Dotremont, 1973.
Encre de Chine et mine graphite sur papier, 42 x 59 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, cabinet d’art graphique. Don de Pierre et Micky Alechinsky, 2011

mercredi 7 décembre 2011

Brossard et moi

Brossard et moi, ça fait deux, mais quand l’un de nous deux mourra, nous ne ferons plus qu’un. Le survivant épousera la sœur de Gabrielle, si elle est encore là. La sœur de Gabrielle ou quelqu’un du pays. Le survivant ira se confesser, attendra sur le parvis de l’église. Rira bien qui viendra. Et si personne ne vient, le survivant rentrera chez nous, dans la maison qui donne sur la mer. Il y fera le guide. C’est ce que nous venons de décider. Ce matin, nos chiens ont ri une dernière fois.
(…)
Au petit jour, quand les premières clefs ouvrent les portes, au lieu de sortir ou de rentrer, je resterai. Debout, puis assis, je regarderai la nuit s’en aller. Brave nuit. La machine à parler n’aura pas cessé de marcher mais son bruit est plus doux, le jour. Le jour, la mémoire sèche. Le jour, on n’éprouve pas le besoin de dire ce qu’on a devant soi. C’est le regard, la nuit, qui gêne et devient fou. Nous aimerions tant voir ce que le jour nous cache.

Pierre Dumayet, Brossard et moi, éditions Verdier, 1989.

lundi 26 septembre 2011

* * *


Gregory Crewdson

C’est fini le temps des poètes, aujourd’hui je dors.

Gil J. Wolman, L’Anticoncept, 1952.

lundi 15 août 2011

La clé de la vérité et du mystère



Les histoires personnelles, outre qu’elles se passent, disent-elles aussi quelque chose ? Malgré tout mon scepticisme, il m’est resté un peu de superstition irrationnelle, telle cette curieuse conviction que tout événement qui m’advient comporte en plus un sens, qu’il signifie quelque chose, que par sa propre histoire, la vie nous parle, nous révèle graduellement un secret, qu’elle s’offre comme un rébus à déchiffrer, que les histoires que nous vivons forment en même temps une mythologie de notre vie et que cette mythologie détient la clé de la vérité et du mystère. Est-ce une illusion ? C’est possible, c’est même vraisemblable, mais je ne peux réprimer ce besoin de continuellement déchiffrer ma propre vie.

Milan Kundera, Žert, 1967, La Plaisanterie, traduit du tchèque par Marcel Aymonin, Gallimard 1968, traduction révisée par Claude Courtot et l’auteur, Gallimard, 1985 (version définitive).

lundi 8 août 2011

Bernique

C’est alors qu’on entrevoit ce qu’on aurait pu être, s’il n’avait pas fallu être ce qu’on est, et ce n’est pas tous les jours qu’il est donné de couper en quatre un cheveu de cette qualité. Car du moment que l’on vit, bernique.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.

dimanche 7 août 2011

Tout sera oublié et rien ne sera réparé



Oui, j’y voyais clair soudain : la plupart des gens s’adonnent au mirage d'un double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis mais tous les torts seront oubliés.

Milan Kundera, Žert, 1967, La Plaisanterie, traduit du tchèque par Marcel Aymonin, Gallimard 1968, traduction révisée par Claude Courtot et l'auteur, Gallimard, 1985 (version définitive).

samedi 6 août 2011

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Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, dit Camier. Nous sommes cons, mais pas à ce point.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.

dimanche 26 juin 2011

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Stofnun Árna Magnússonar, Reykjavík, Reykjabók, AM 345 fol.

lundi 13 juin 2011

La seule boussole


Institut Árni Magnússon (Stofnun Árna Magnússonar), Reykjavík, Belgsdalsbók, AM 347 fol.

La nostalgie est le sentiment le plus malfamé, le plus intolérable aux yeux de la majorité des représentants de la culture actuelle ; non pas tellement parce qu’elle implique un état d’âme passif, débilitant, mais parce qu’elle suppose un rapport avec le passé — avec les potentialités que le passé contenait, avec les promesses qui n’ont pas été tenues. C’est comme si l’on voulait éliminer toute relation entre l’émotivité (ou le désir) et la pensée ; celle-ci avancerait toute seule, automatiquement (il suffit d’allumer l’ordinateur, de mettre la machine en route...). […]
Le rapport avec le passé est plus important, plus utile à une volonté révolutionnaire qu’une utopie « ultraviolette » (pour reprendre l’expression d’Ernst Bloch), quelle qu’elle soit, ou un projet de renouvellement intégral abstrait. […] La nostalgie de l’individu est peut-être la seule boussole, si minuscule soit-elle, capable de nous orienter dans le présent.

Filippo La Porta, La nuova narrativa italiana : travestimenti e stili di fine secolo [1996], 2e éd., Turin, Bollato Boringhieri, 1999, traduit de l’italien et cité par Jean-Marc Mandosio, préface à Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits, précédé de Limiter le déshonneur, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2011.

jeudi 26 mai 2011

Ou rien du tout

J’ai autrefois voulu être camaldule, puis renégat, turc. Maintenant, c’est brahman. Ou rien du tout, ce qui est plus simple.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Collet, 30 janvier 1847.

dimanche 22 mai 2011

« Finir dans le journal »

« Finir dans le journal » représentait pour nos vieillards l’un des pires malheurs, une véritable honte. L’indétermination de l’expression n’était pas due au hasard ; elle en étendait la signification bien au-delà de l’évidente référence aux faits divers sanglants, pour en faire quelque chose d’absolu. Le même sentiment de répulsion, à peine nuancé, frappait le criminel et la victime, le protagoniste d’un scandale et le personnage à succès, et plus que tout autre celui qui mettait volontairement son nom dans le journal : le journaliste. Le mot fama conservait encore l’acception négative qu’il avait en latin. Selon l’opinion commune, on ne pouvait pas être en même temps « comme il faut » et célèbre (famoso). Le métier de journaliste était considéré comme à peine moins infamant que la prostitution. La rudesse de nos vieillards était parfois dotée d’un flair infaillible.

Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits, précédé de Limiter le déshonneur, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2011.

lundi 9 mai 2011

Quand on se refuse à tout lyrisme

Quand on se refuse à tout lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon dire exactement ce qu’on avait à dire ?

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973.

vendredi 6 mai 2011

De l’impossibilité d’être partout


Vivian Maier, Floride, 22 août 1956.

Nous sommes des mortels aux tympans fragiles ; l’omniprésence ne nous a pas été donnée, pour notre bien probablement, si nous sommes incapables de supporter l’épreuve de l’ubiquité. Être fait de matière suppose de ne jamais pouvoir être partout à la fois : aussi il existe un étroit rapport entre exister et être assis sur une chaise – et j’invite à ne pas lire cette loi comme une facétie de Jean-Paul Richter reprise par De Quincey, reprise par Stephen Leacock, reprise par Macedonio Fernandez, et ainsi de suite jusqu’à ces pages. Être venu au monde, avoir braillé, s’être tenu dans des langes et se savoir limité dans l’espace et le temps suppose pour chaque homme d’élaborer une géographie de mortel, et de mortel localisé : nos planisphères, nos mappemondes, nos voyages, nos antipodes, nos sextants, nos cartes du ciel, nos géostratégies, les calculs de projection de Mercator et les merveilles de l’Extrême-Orient dépendent aussi de notre incapacité d’être à la fois allongé sur le lit et debout à son pied pour se regarder dormir.

Pierre Senges, Environs et mesures, éditions Le Promeneur, 2011.

jeudi 5 mai 2011

De l’impossibilité d’être ailleurs


Vivian Maier

Ce que partagent les sédentaires (sédentaires par raison ou par nécessité) et les grands impermanents voyageurs est la conviction qu’il est impossible de se tenir véritablement ailleurs (on y verrait une plaisanterie logique à la Lewis Carroll : un lapin pressé ferait la démonstration, sans jamais s’arrêter de courir, qu’à chaque de son voyage ou de sa fuite, il se trouve, c’est indubitable, ici – d’où cette désagréable impression de ne jamais mettre vraiment un pied devant l’autre). Ça pourrait compliquer la vie des capitaines au long cours ; ça complique celle des fugitifs qui voudraient précisément échapper à un ici d’autant plus dangereux qu’un policier s’y tient, menotté à un juge, et le juge menotté au code pénal. (Ce serait une leçon sur la relativité des lieux, pas vraiment uns sermon sur la vanité des voyages ; ça serait une façon de dire qu’échapper à soi-même est aussi difficile qu’échapper à ici.) Le sédentaire éprouve l’ici posément, avec lenteur, il y consacre des années ; le voyageur (d’après le sédentaire) s’épuise sans toujours comprendre qu’ici colle à ses semelles comme son ombre et il se grise de ne pas comprendre – l’ivresse de la route ne serait pas le vent de l’océan ni le bonheur d’échapper à son patelin natal (encore lui) mais simplement ce décalage entre la réalité de l’ici écrasée sous ses semelles comme une terre argileuse, et l’illusion ou la certitude de l’ailleurs.

Pierre Senges, Environs et mesures, éditions Le Promeneur, 2011.

mercredi 4 mai 2011

Pourquoi pas l’escargot ?

L’escargot, pourquoi pas l’escargot ? Quand la vie se diversifia, quand les êtres se distinguèrent, il y eut l’escargot, pourquoi pas ? Pourquoi pas, en effet, l’escargot, c’était une possibilité, une option, elle fut retenue, bon, très bien, il y eut l’escargot, donc, c’est un peu bizarre, sans doute, mais c’est comme ça, continuons avec l’escargot puisqu’il est là.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

mardi 3 mai 2011

Trop près


Vivian Maier

Je me tiens auprès de moi.
Je vais, je parle et rien de cela n’est présent. C’est seulement immédiatement après que je peux en fixer l’image. Nous ne nous voyons pas nous-mêmes dans ce que nous sommes en train de vivre, le courant nous emporte. Ce qui s’y produit , ce que nous y fûmes en vérité ne saurait donc coïncider avec ce que nous pouvons éprouver. Ce n’est pas ce que l’on est, encore moins ce que l’on pense.

Ernst Bloch, Geist der Utopie, 1964 ; L’Esprit de l’utopie, traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Pinon-Audard, Gallimard, 1977.

lundi 2 mai 2011

Trop tôt

Songeant à son meilleur ami, décédé il y a maintenant trois ans, un homme à l’idée saugrenue de dresser un bilan des événements survenus depuis sa disparition. Force est de constater qu’il ne s’est à peu près rien passé qui aurait suscité l’enthousiasme de son ami, à plus forte raison modifié sa vie. Certes, chacun a, à tout instant, la liberté de bouleverser son destin et, faute d’une telle force, regarder autour de soi, marcher, respirer sont déjà des ambitions respectables. Cependant, l’homme ne peut chasser l’idée qu’à presque tous égards ces trois années auraient équivalu pour son ami à du temps mort. Et il en arrive à se demander si, croyant à la Résurrection, et la sachant même imminente, il ne serait pas tenté de s’écrier : « Halte-là ! Va-t-on vraiment réveiller quelqu’un pour si peu ? N’est-il pas préférable d’attendre encore un peu ? »

Marcel Cohen, Faits. Lecture courante à l’usage des grands commençants, Gallimard, 2002.

dimanche 1 mai 2011

Trop tard

Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! ».

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973.

lundi 18 avril 2011

Désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part

La richesse a remplacé toutes les valeurs aristocratiques : mariage, honneurs, privilèges, réputation, pouvoir, elle peut tout procurer. Désormais, c’est l’argent qui fait l’homme. Or contrairement à toutes les autres « puissances », la richesse ne comporte aucune limite : rien en elle qui puisse marquer son terme, la borner, l’accomplir. l’essence de la richesse, c’est la démesure ; elle est la figure même que prend l’hubris dans le monde. Tel est le thème qui revient de façon obsédante dans la pensée morale du VIe siècle. Aux formules de Solon, passées en proverbes : « Pas de terme à la richesse. Koros, satiété, enfante hubris », font écho les paroles de Theognis : « Ceux qui ont aujourd’hui le plus en convoitent le double. La richesse, ta chrèmata, devient chez l’homme folie, aphrosunè. » Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même ; faite pour satisfaire les besoins de la vie, simple moyen de subsistance, elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. À la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. Ploutos comporte bien aux yeux du Grec une fatalité, mais elle n’est pas d’ordre économique ; c’est la nécessité immanente à un caractère, à un ethos, la logique d’un type de comportement. Koros, hubris, pleonexia sont les formes de déraison que revêt à l’âge de Fer la morgue aristocratique, cet esprit d’Eris qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia.

Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Presses universitaires de France, 1962.

mercredi 6 avril 2011

Ce que je pense du monde ?



O que penso eu do mundo?
Sei lá o que penso do mundo!
Se eu adoecesse pensaria nisso.

Ce que je pense du monde ?
Est-ce que je sais, moi, ce que je pense du monde !
Si je tombais malade, j'y penserais.

Alberto Caeiro [Fernando Pessoa], O Guardador do rebanhos, 1911-12, Le Gardeur de troupeau, Poèmes d'Alberto Caeiro publiés du vivant de Fernando Pessoa, traduits du portugais par Dominique Touati, éditions de la Différence, 1989.

dimanche 3 avril 2011

L’œuf déçoit



L’œuf déçoit. Une telle perfection formelle, simple, évidente, tant de potentialités, de promesses contenues, et à la fin quoi ? Un serpent, un crapaud, un crocodile, une tortue ou quelque volatile stupide.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

vendredi 1 avril 2011

Notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons



Je compris aussitôt, dès le 7 août probablement, soit un jour après Hiroshima et deux jours avant Nagasaki, que le 6 août était le premier jour à partir duquel l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même. Seulement, il m’a fallu des années avant d’oser me mettre devant une feuille de papier, pour remplir cette tâche qui était de rendre concevable ce que nous — par ce « nous », j’entendais l’humanité — étions alors capable de produire. Je me souviens : c’est en Nouvelle-Angleterre, quelque part du côté du Mont Washington, que j’ai essayé pour la première fois. Je suis resté assis des heures entières sous un noyer, la gorge nouée, devant ma feuille de papier, incapable d’écrire uns seul mot. La deuxième fois — c’était en Europe, déjà, probablement en 1950 ou 51 — je crois que j’y suis arrivé. Ce qui a pris forme là était le chapitre de Die Antiquiertheit des Menschen [L’Obsolescence de l’homme] sur les « Racines de notre aveuglement face à l’Apocalypse » et sur le décalage [Diskrepanz] entre ce que nous sommes capables de produire [herstellen] et ce que nous sommes capables d’imaginer [vorstellen]. Aujourd’hui encore, je pense que j’ai effectivement dépeint, en soulignant ce décalage, la conditio humana de notre siècle et de tous les siècles à venir pour autant qu’ils nous soient encore accordés ; et que l’immoralité ou la faute, aujourd’hui, ne réside ni dans la sensualité ou l’infidélité, ni dans la malhonnêteté ou l’immoralité, ni même dans l’exploitation, mais dans le manque d’imagination [Phantasie]. Au contraire, aujourd’hui, notre premier postulat doit être : élargis les limites de ton imagination pour savoir ce que tu fais. Ceci est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons : comme ils ont l’air inoffensif, ces bidons de Zyklon B — je les ai vus à Auschwitz — avec lesquels on a supprimé des millions de gens ! Et un réacteur atomique, comme il a l’air débonnaire, avec son toit en forme de coupole ! Même si l’imagination seule reste insuffisante, entraînée de façon consciente elle saisit [nimmt] infiniment plus de « vérité » [mehr « Wahr »] que la perception [Wahrnehmung]. Pour être à la hauteur de l’empirique, justement, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, il nous faut mobiliser notre imagination. C’est elle la « perception » d’aujourd’hui.

Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Entretien avec Mathias Greffath, 1977, traduit de l’allemand par Christophe David, éditions Allia, 2004.

jeudi 24 mars 2011

On n’arrête pas le progrès



On n’arrête pas le progrès. Il s’arrête de lui-même. Il possède un déclic interne qui le stoppe automatiquement au moment où ce serait trop beau.

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne, 19 décembre 1961.

dimanche 27 février 2011

Dieu partout ?

Dieu partout ? Allons, je veux bien l'admettre si on veut bien laisser subsister un doute pour ce qui concerne l'intérieur des balles de ping-pong.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

dimanche 20 février 2011

Tandis que partout autour d’eux la lumière se tait et tombe la nuit de la raison

[…] Il suffira de relever simplement comme une contradiction mortelle de la société marchande finissante qu’elle ne cesse de stimuler des pulsions qu’elle doit en même temps, pour créer un fantôme d’ordre, réprimer, et que ce faisant elle rend plus brutales encore, évidemment. Ainsi, l’humanité continue-t-elle à dégénérer en s’endurcissant, tandis que les bonimenteurs nous la baillent belle avec le désir, l’imagination, la sensibilité et le reste, comme si ces facultés de l’âme étaient là inaltérées, toujours vivaces, et non gâtées et mutilées.
[…]
Adorno […] observait de son côté que la technicisation érodait le « noyau d’expérience » des comportements pré-utilitaires, c’est-à-dire la base même de toute capacité à la juger : « On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent... Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. »
[...]
Toutes les tortures, tous les tourments infligés par le travail industriel se condensent et se durcissent dans ses produits, dans ces objets si banals qu’on ne les distingue même plus, mais qui, chargés de malignité, la diffusent dans les organes de leurs utilisateurs, indurent leur cœur et leur chair. Des ouvrières de vingt ans, chiourme d’un « parc industriel » installé sur une île au large de Singapour (« avec ses hauts grillages, ses tranchées et ses caméras de surveillance ») perdent la vue en deux ou trois années à fabriquer des télécommandes ; et, au loin, ignorants de ces yeux éteints, manipulant distraitement le boîtier refermé sur ces souffrances inconnues, d’autres esclaves s’appliquent à éteindre leur propre regard devant les télécrans, tandis que partout autour d’eux la lumière se tait et tombe la nuit de la raison.
[…]
La domination nous parle de plus en plus souvent avec une brutale franchise, comme à ceux qui, étant déjà mouillés, ne peuvent plus revenir en arrière. […] De fait, qui n’est pas de quelque façon tenu, et qui n’a pas été à un moment ou à un autre, passagèrement mais non sans effets, possédé par la puissance barbare de la technique, tenté par exemple, au volant de sa voiture, d’écraser les passants qui encombrent la trajectoire ? Par tous les appareils électriques dont on use négligemment, on s’accoutume à la froideur fonctionnelle qui nous happera dans ses hôpitaux ; on appuie sur un bouton pour avoir tout de suite uns satisfaction sans effort, et on devient impatient devant tout ce qui n’a pas un résultat immédiat, automatique ; on perd le tact dans le maniement des choses comme dans le commerce avec ses semblables, et la brutalité utilitaire qui gagne se fait passer pour une émancipation, l’accession à une franchise débarrassée des conventions, etc.

Jaime Semprun, L’Abîme se repeuple, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1997.

lundi 17 janvier 2011

Les peuples sont las quelque temps devant que de s’apercevoir qu’ils le sont


Photo : Henri Cartier-Bresson

Les peuples sont las quelque temps devant que de s’apercevoir qu’ils le sont. Ce qui cause l’assoupissement dans les États qui souffrent est la durée du mal, qui saisit l’imagination des hommes, et qui leur fait croire qu’il ne finira jamais. Aussitôt qu’ils trouvent jour à en sortir, ils sont si surpris, si aisés et si emportés, qu’ils passent tout d’un côté à l’autre extrémité, et que bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles ; et cette disposition toute seule est capable de les faire.

Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, Mémoires (1675-76).

lundi 10 janvier 2011

La famille du directeur du ministère des Postes

Souvent (notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours), je vivais dans ceux, plus anciens que la veille ou l’avant-veille, où j’aimais Gilberte. Alors ne plus la voir m’était soudain douloureux, comme c’eût été dans ce temps-là. Le moi qui l’avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre, resurgissait, et il m’était rendu beaucoup plus fréquemment par une chose futile que par une chose importante. Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie j’entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire: « La famille du directeur du ministère des Postes. » Or (comme je ne savais pas alors l’influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance, celle qu’éprouvait un moi, aboli pour une grande part depuis longtemps, à être séparé de Gilberte. C’est que jamais je n’avais repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son père, relativement à la famille du «directeur du ministère des Postes». Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien d’elles, nous ne le retrouverions plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme « directeur au ministère des Postes ») n’avaient été soigneusement enfermés dans l’oubli, de même qu’on dépose à la Bibliothèque nationale un exemplaire d’un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs II, Nom de pays : le pays, Gallimard, 1919.

dimanche 9 janvier 2011

Qu’y a-t-il d’agréable à se rappeler que, hier, on a pris plaisir à bien dîner ?



[1] Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? Le bonheur est à chaque instant saisi dans le présent ; le souvenir du bonheur ne fait rien au bonheur ; le bonheur n’est pas une chose qui se développe, comme un discours, mais un état ; or un état existe [entièrement] dans le présent. Il en est également ainsi, si le bonheur est l’acte de la vie.

[2] ― Mais, dira-t-on, nous désirons à chaque moment vivre et être en acte ; être heureux, n’est-ce pas atteindre cette fin ? ― Il en résulterait, en premier lieu, que le bonheur de demain serait plus grand que celui d’aujourd’hui, et le bonheur qui suit que celui qui précède ; la vertu ne serait plus la mesure du bonheur. De plus, les dieux seraient plus heureux au moment actuel qu’aux moments précédents ; ils n’auraient pas encore le bonheur parfait et ne l’auraient jamais. De plus, le désir n’atteint son but qu’en atteignant le présent et encore et toujours le présent ; il demande à posséder le bonheur à chaque instant présent, jusqu’au bout ; désirer vivre, c’est chercher à être ; c’est donc désirer une chose présente, puisqu’il n’y a d’être que dans le présent. ― Mais on veut des choses futures et à venir. ― Ce qu’on veut, c’est ce qu’on possède et ce qu’on est, et non ce qui est passé ou futur : on veut être ce que l’on est déjà ; on ne cherche pas à l’être pour tout l’avenir ; mais on veut que l’état actuellement présent soit actuellement présent.

[3] ― Quoi donc ? Être heureux pendant plus longtemps, cela ne revient-il pas à regarder un objet pendant plus de temps ? Or si, avec le temps, on le voit plus exactement, le temps ajoute quelque chose d’effectif. ― Oui ; mais si on le voit de la même manière pendant tout le temps, on n’a rien de plus que si on le voit une seule fois.

[4] ― Mais dans un long bonheur, le plaisir dure plus longtemps. ― Il ne faut pas tenir compte du plaisir dans le bonheur ; ou, si l’on définit le plaisir « un acte qui n’est pas entravé », le plaisir est alors identique au bonheur dont il était question. De plus le plaisir qui dure n’occupe à chaque instant que le moment présent ; ce qui en est passé n’est plus.

[...]

[8] ― Le souvenir des choses passées persistant dans le présent est, dit-on, un avantage pour celui qui est resté plus longtemps heureux. ― Que veut dire ce mot : souvenir ? Est-ce le souvenir de la sagesse acquise antérieurement ? On peut dire qu’il en est plus sage, mais on ne reste pas dans la question. Est-ce le souvenir du plaisir ? L’homme heureux a-t-il donc besoin d’un excès de joie, et ne se contente-t-il pas de la joie présente ? Et en quoi le souvenir du plaisir est-il agréable ? Qu’y a-t-il d’agréable à se rappeler que, hier, on a pris plaisir à bien dîner ? Et, au bout de dix ans, ne serait-ce pas encore plus ridicule ? Qu’y a-t-il d’agréable à me rappeler que j’étais un sage, l’an passé ?

Plotin, Ennéades, I, 5 (36), Le bonheur s’accroît-il avec le temps ?, traduit du grec ancien par Émile Bréhier, Les Belles Lettres, 1924-1936, 6 vol.

mercredi 29 décembre 2010

Si vous restez au lit, soyez sûr de le faire sans aucune raison ni justification



Rester au lit serait la plus parfaite et suprême des expériences si seulement nous avions un crayon de couleur assez long pour dessiner au plafond. Nulle part je ne trouvais un espace vraiment dégagé où faire des croquis, jusqu’au jour où, au lit, je conservai la position couchée sur le dos au-delà de la limite convenable. Alors la lumière de ces cieux immaculés envahit ma vision, cette étendue de blanc tout simple qui approche de la définition du paradis puisqu’il signifie aussi pureté et liberté. Mais hélas ! à l’instar du ciel, une fois aperçue, elle s’avère inaccessible, elle paraît plus austère et plus éloignée que le ciel bleu de l’autre côté de la fenêtre. Car ma proposition d’y peindre avec les poils raides d’un balai a été découragée – peu importe par qui ; par une personne privée de tous droits politiques – et même ma petite suggestion de jeter l’autre bout du balai dans l’âtre de la cuisine et d’en faire du fusain n’a pas été acceptée. Je suis pourtant convaincu que l’inspiration première de couvrir les plafonds des palais et des cathédrales d’une profusion d’anges déchus ou de dieux victorieux est venue de personnes dans ma position. Je suis convaincu que si Michel-Ange a compris que le plafond de la chapelle Sixtine pouvait être transformé en une effroyable imitation d’un drame divin qui ne pourrait se jouer qu’aux cieux, c’est uniquement parce qu’il se consacrait à l’antique et honorable occupation consistant à rester au lit.
Le ton qui s’emploie aujourd’hui couramment eu égard à la pratique de rester au lit est hypocrite et malsain. De toutes les manifestations de la modernité qui paraissent impliquer un genre de décadence, il n’en est pas de plus menaçante et dangereuse que l’exaltation des petits points de conduite fort minimes et secondaires aux dépens de points très grands et essentiels, aux dépens des liens éternels et de la tragique moralité humaine. S’il y a une chose pire que le moderne affaiblissement des grands principes de la moralité, c’est le moderne renforcement des petits principes de la moralité. [...]
Au lieu d’être de façon normale considéré comme une question de convenance et d’arrangement personnels, se lever tôt le matin a fini pour beaucoup par relever des fondements de la moralité. Cela fait partie dans l’ensemble de la sagesse des nations ; mais il n’y a rien de bien dans ce comportement ni de mal dans son contraire. [...]
Pour ceux qui étudient le grand art de rester au lit, il convient d’ajouter un énergique avertissement. Même pour ceux qui peuvent accomplir leur travail au lit (comme les journalistes), plus encore pour ceux dont le travail ne peut être accompli au lit (comme par exemple les harponneurs de baleines professionnels), il est évident que ce luxe doit être très rare. Mais là n’est pas l’avertissement auquel je pense. L’avertissement est le suivant : si vous restez au lit, soyez sûr de le faire sans aucune raison ni justification. Je ne parle pas bien entendu des personnes gravement malades. Mais si un homme en bonne santé reste au lit, qu’il le fasse sans un brin d’excuse ; alors il se lèvera en bonne santé. S’il le fait pour quelque raison hygiénique de second ordre, s’il donne une explication scientifique, il risque de se lever hypocondriaque.

Gilbert Keith Chesterton, “On lying in bed” (1909), « Du bonheur de rester au lit », Le Paradoxe ambulant. 59 essais choisis par Alberto Manguel, traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez, Actes Sud, 2004.

mardi 28 décembre 2010

Là-bas au fond

Là-bas au fond il y a la mort, mais n’ayez pas peur. Tenez la montre d’une main, prenez le remontoir entre deux doigts, tournez-le doucement. Alors s’ouvre un nouveau sursis, les arbres déplient leurs feuilles, les voiliers courent des régates, le temps comme un éventail s’emplit de lui-même et il en jaillit l’air, les brises de la terre, l’ombre d’une femme, le parfum du pain.
Que voulez-vous de plus ? Attachez-la vite à votre poignet, laissez-la battre en liberté, imitez-la avec ardeur. La peur rouille l’ancre, toute chose qui eût pu s’accomplir et fut oubliée ronge les veines de la montre, gangrène le sang glacé de ses rubis. Et là-bas dans le fond, il y a la mort si nous ne courons pas et n’arrivons avant et ne comprenons pas que cela n’a plus d’importance.

Julio Cortázar, « Instructions pour remonter une montre », Cronopes et fameux (1962), traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1977.

lundi 27 décembre 2010

Que chacun vive « comme s’il était libre »


Photo : Anthony Hernandez

Qu’est-ce, en effet, que le programme des partis bourgeois ? Un mauvais poème de printemps, bourré de comparaisons à en craquer. Pour le socialiste, « l’avenir meilleur de nos enfants et de nos petits-enfants », c’est que tous se conduisent « comme s’ils étaient des anges », que chacun possède « comme s’il était riche », que chacun vive « comme s’il était libre ». D’anges, de richesse, de liberté, aucune trace. Rien que des images. Et le stock d’images de ce club de poètes de la social-démocratie ? Leur gradus ad parnassum ? L’optimisme.

Walter Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » (1929), Œuvres II, Gallimard : Folio.

dimanche 26 décembre 2010

Il s’agit de leurs plus belles années qui passent


Photo : Anthony Hernandez

On ne dira jamais assez que les revendications actuelles du syndicalisme sont condamnées à l’échec ; moins par la division et la dépendance de ces organismes reconnus que par l’indigence des programmes.
On ne dira jamais assez aux travailleurs exploités qu’il s’agit de leurs vies irremplaçables où tout pourrait être fait ; qu’il s’agit de leurs plus belles années qui passent, sans aucune joie valable, sans même avoir pris des armes.
Il ne faut pas demander que l’on assure ou que l’on élève le « minimum vital », mais que l’on renonce à maintenir les foules au minimum de la vie.

« Le Minimum de la vie », Potlatch, bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste, n° 4, 13 juillet 1954.

dimanche 12 décembre 2010

Qu’a-t-il donc, le renard, pour que prononcer son nom nous bouleverse ainsi ?



J’ai rencontré un papillon, il y a longtemps. Je l’ai longtemps perdu de vue, il apparaît peu, je crois que c’est une de ces espèces qui s’éteignent doucement. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais trouvé écrit en littérature. Je l’avais oublié. Il est revenu dans Walter Benjamin. Il est brutalement revenu à la page 25 d’Une enfance berlinoise, les souvenirs en miettes du petit Walter Benjamin devenu vieux. Il chasse les papillons, pendant les vacances, vers Postdam, sur le Brauhausberg qui une forêt, une colline. De cette colline, il écrit que c’est un mont embué d’azur qui se levait l’été pour les recevoir, ses parents et lui. Il dit que le Postdam de son enfance est un air bleu sur lequel les papillons, si variés selon leur espèce, les morios et les vulcains, les vanesses, apparaissent comme une langue étrangère écrite sur les murs bleus de la Jérusalem qu’on voit dans les rêves.

C’est un grand papillon. Il habite les forêts. C’est une rareté. On ne le voit jamais, et tout à coup on ne voit que lui. La première fois, on débouche dans une clairière, on lève les yeux et là-haut il passe d’un vol rapide et puissant, plutôt de grand oiseau que de papillon, déterminé, battant large. Il a un but, ce qui arrive rarement aux papillons. Il marche résolument vers ce but, il y va. Il a vite disparu. On croit qu’on ne le verra plus jamais.
On est un petit garçon dans la forêt, au milieu des années cinquante.
Un jour on le revoit. C’est aussi dans une clairière, mais on marche tête baissée cette fois. Il est posé, on aurait pu marcher dessus. Il n’est pas sur des fleurs, il est là par terre, à même le sous-bois, ouvert et fixe. On sait que c’est lui, on le reconnaît, non pas à ses couleurs qu’on a à peine aperçues quand il était là-haut, mais à son allure catégorique et décidée, à sa résolution, à sa confiance. Il est posé sur la mousse. Il ne se pose pas comme un papillon – tous le font comme des voleurs, des coupables qui veulent passer inaperçus. Non, celui-ci se pose en plein, comme une puissance, comme un roi, et reste là déplié sans bouger, interminablement. On peut lui marcher dessus, il s’en fout, c’est un roi. On voit bien son manteau de velours brun avec une marge crème, des larmes bleues. Il est beau, mais là n’est pas la question. Le petit garçon ne l’admire pas, ne le contemple pas, il n’a pas même envie de le posséder ou de le réduire en miettes. Le petit garçon réfléchit à toute allure. Il cherche le nom de ce papillon. Il ne l’a jamais appris. Il le sait, il doit le savoir, il sait qu’il le sait depuis qu’il est né. La clairière, le bruit des arbres, le lieu-dit le Bois-du-Breuil où a lieu l’action, tout lui demande ce nom. Tout dit : C’est un allié. Il dépose son royaume à tes pieds. Dis son nom.
Le petit garçon ne sait pas.
Plus tard, dans une librairie, il ose acheter un petit livre sur les papillons, dans la rue il le feuillette en tremblant. Il est là avec son manteau brun, sur la page 42 ou 75. Le petit garçon reconnaît bien le manteau, et le nom aussi il le reconnaît en quelque sorte. Adam l’a nommé. Un naturaliste de 1762 l’a nommé, ou a écrit pour la première fois le nom qu’Adam lui avait donné. C’est le morio.
Celui-ci c’est : morio.
L’enfant dit : le morio. Il le dit aux voitures qui passent dans la rue où il tremble devant la page ouverte. Il dit ce nom en revenant à chaque arrêt de l’autobus, et quand l’autobus roule il le dit aussi. À la maison il ne le dit pas à sa grand-mère qui fait cuire la soupe.
Il le dira demain au papillon dans le Bois-du-Breuil. Il ne revoit jamais le papillon.

Il arrive que les petits garçons soient imprudents, ils vendent la mèche, ils disent le nom à n’importe qui, leur grand-mère, l’instituteur, un petit camarade. Celui-ci le répète à un autre, qui le répète à son tour. Chacun le transmet, pour se faire valoir, pour argumenter ou démontrer, pour causer. Ils refont la chaîne de Babel : en passant de l’un à l’autre, à la grand-mère patoisante et sourde, au maître d’école distrait qui a mal compris, aux camarades affabulateurs, le nom se dénature, se déforme, devient méconnaissable, si bien qu’au bout du compte le petit Walter Benjamin, qui habite loin, le reçoit sous la forme : Trauer Mantel. Peu importe : le morio et le Trauer Mantel, c’est le même nom.

C’est dans une autre clairière, vaste celle-ci, un pré isolé dans les bois, que j’ai vu une autre bête indiscutable, mais bien avant l’époque du morio, quand ma mère me tenait encore par la main. Nous avions des moufles, c’était le plein hiver froid, la neige recouvrait le pré. Nous nous promenions dans les bois. Une bête aiguë et rousse passa au galop dans ce pré blanc, un météore. Ma mère dit : « Un renard ». Elle le dit pour elle-même, comme de très loin, mais dans un cri. À travers nos moufles, sa main tremblait d’excitation. La mienne aussi.
Qu’a-t-il donc, le renard, pour que prononcer son nom nous bouleverse ainsi ? Le pré, la forêt, l’hiver, la neige, — l’enfant sent bien qu’ils ont toujours été là avec leur nom, c’est Dieu qui les a nommés. Ça se passait avant nous, avant notre temps, nous n’avons pas à en décider. Le renard, si. Nous en décidons. Quand il passe, il faut dire son nom.

La clairière où Dieu amène Adam pour faire défiler devant lui toutes les bêtes créées, on ne sait pas où c’est. Mais on sait avec certitude que c’est au chapitre deux de la Genèse, dans les versets 19 et 20, quand Adam se met à parler. C’est ce jour où l’homme se sert de sa langue pour la première fois. Jusque-là Dieu seul a nommé, et créé en les nommant, le jour et la nuit, les montagnes, les eaux et les grandes étoiles. Puis il change de technique, Il se tait. L’homme, Il ne le crée pas en le nommant, Il le fabrique muettement avec de la terre, puis, dans la sombre foulée, toujours taciturne, Il fabrique aussi avec de la terre tous les animaux. Tout cela est sans nom. Voilà les versets : « Alors Yahvé Elohim forma du sol toute bête des champs et tout oiseau des cieux, il les amena vers l’homme pour voir comment il les appellerait et pour que tout animal vivant ait pour nom celui dont l’homme l’appellerait. L’homme cria donc le nom de tous les bestiaux, les oiseaux des cieux, tous les animaux des champs. » Tout cela a un nom. Toute cette argile corruptible est nommée comme furent nommés les grands incorruptibles, la nuit, les luminaires. Le Middrach Rabba rapporte, par la bouche de Rabbi Acha, que les anges, ces espèces de luminaires, furent jaloux et dirent : « Cet homme, quelle est sa qualité ? — Sa sagesse est plus grande que la vôtre ! — Le Saint béni soit-Il fit alors défiler le bétail, les bêtes sauvages et les volatiles devant les anges en leur demandant chaque fois : Celui-ci, quel est son nom ? Ils ne surent pas. Il les fit ensuite défiler devant l’homme en lui demandant chaque fois : Celui-ci, quel est son nom ? Et Adam répondit : Celui-ci taureau, celui-là âne, celui-ci cheval, celui-là chameau ».
Celui-ci renard, celui-là morio.
Dieu ne dit rien. Il est tacitement d’accord.

Moscou, le 1er février 1928. C’est le soir, la neige, la nuit. Il quitte la ville. Il a été berné sur toute la ligne. Tout fout le camp, les femmes, le marxisme-léninisme, le messie en panne, Goethe et Baudelaire qui sont des bavards. La pensée est un leurre, c’est un inextricable bavardage qui tombe du ciel comme tombe une pierre. Tout fout le camp : Marx et les anges, le tigre et la carpe, les murs de Jéricho et ceux du Palais d’Hiver, on ne peut plus les faire tenir ensemble, ils sont en morceaux éparpillés sur la neige. On est un bavard, la dialectique est un propos d’almanach pour tirer à la ligne, relancer la chaîne de Babel, on doit se taire. Asja, qu’il aime et n’a pas touchée pendant deux mois, qui l’a fait lanterner et la servir comme un chien, Asja a daigné venir pour l’adieu, elle est soulagée de s’en débarrasser. Elle a appelé un traîneau par téléphone, Benjamin monte dans le traîneau. Le traîneau glisse. Asja reste là sur le trottoir et fait des signes. « J’ai répondu, depuis le traîneau, par des signes. D’abord, elle a semblé marcher en se retournant, puis je ne l’ai plus vue. Avec la grande valise sur mes genoux, je suis allé en pleurant, par les rues crépusculaires, à la gare ». Ainsi s’achève le Journal de Moscou.
On peut imaginer qu’à la gare, il est très en avance. Le train est déjà là cependant, il est vide. Il y monte. La pénible valise avec ses bouquins, sa dialectique de plomb, est hissée à côté de lui, c’est déjà ça. Il est sur le banc de bois, glacé, tout occupé du petit brasier de ses larmes. Il a ôté ses lunettes pour pleurer. Il est plié, la tête et les épaules effondrées, rien ne pourra le redresser. Il est esclave en Égypte. Ce banc de bois vide devant lui, c’est son malheur. Ces halos jaunes des lampadaires sur le quai vide, c’est son malheur. Ces petites formes sombres qui s’agitent par à-coups sur le quai vide, qui sautent et s’ébrouent dans la neige, qu’il voit mal, ce ne peut être que son malheur aussi. Il remet ses lunettes. Il regarde résolument les figures qui marchent dans la trouée jaune du lampadaire. Il ne pleure plus. Il dit : des corneilles. Des corneilles mantelées. Krähe, Nebel Krähe. En tchèque, c’est kavka. Il est dans la clairière du premier langage. Il se redresse. Il est un fils d’Adam. Il peut recommencer, il va recommencer — la philosophie allemande, Goethe, le Messie.

Pierre Michon, Trois noms de bêtes pour W.B., La Quinzaine littéraire n° 865, 16 novembre 2003.