La hache qui brise la mer glacée en nous
Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que des livres qui vous
mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille
pas d’un coup de poing sur la tête, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous
rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi
heureux si nous n’avions pas de livre, et les livres qui nous rendent
heureux, nous pourrions à la rigueur les écrire nous-mêmes. En revanche,
nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont
nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous
aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits,
contraints de vivre dans les forêts, loin de tous les hommes, comme un
suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer glacée en nous.
Voilà ce que je crois.
Franz Kafka à Oskar Pollak, 27 janvier 1904, Œuvres complètes,
tome III, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Claude David
& Jean-Pierre Danès, Gallimard (bibliothèque de la Pléiade),
1984.