mardi 8 août 2006

Rien de ce qui s’est produit ne s’est encore produit


Manuel Álvarez Bravo, Muchacha viendo pajaros, Mexico, 1931.

De fait, dit Austerlitz, je n’ai jamais possédé d’heure, ni de réveil, ni de gousset, ni encore moins de montre-bracelet. Avoir l’heure m’a toujours paru quelque chose de ridicule, de fondamentalement mensonger, peut-être parce qu’une nécessité interne que je n’ai moi-même jamais réussi à comprendre m’a toujours fait regimber contre le pouvoir du temps et me tenir à l’écart de ce qu’on a coutume d’appeler l’actualité, dans l’espoir, me dis-je aujourd’hui, dit Austerlitz, que le temps ne passe pas, ne soit point révolu, que je puisse revenir en arrière et lui courir après, que là-bas tout soit alors comme avant ou, plus précisément, que tous les moments existent simultanément, auquel cas, rien de ce que raconte l’histoire ne serait vrai, rien de ce qui s’est produit ne s’est encore produit mais au contraire se produit juste à l’instant où nous le pensons, ce qui d’un autre côté ouvre naturellement sur la perspective désespérante d’une détresse perpétuelle et d’un tourment sans fin.

W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002, Gallimard, 2006.