vendredi 28 juillet 2006

Pour comprendre les aventures de la Gauche moderne



Ce qu’on appelle la « Gauche », de nos jours, et en France, n’est donc en réalité que le produit d’un compromis historique particulièrement instable, négocié lors de l’affaire Dreyfus, entre ce socialisme ouvrier — qui, en France, était d’ailleurs plus proudhonien que marxiste — et le camp républicain, c’est-à-dire celui des héritiers de la philosophie des Lumières (et donc, également, de toutes ses ambiguïtés philosophiques), pour lesquels l’unique ennemi, en toutes circonstances, ne pouvait être, par définition, que « l’Ancien régime » : entendons par là, tout ce qui, sous une forme ou une autre, était censé s’opposer aux effets, tenus pour nécessairement émancipateurs, du Progrès scientifique, industriel et « moral ».
Pour comprendre les aventures de la Gauche moderne il suffit donc de se poser le problème suivant : que pouvait devenir cette configuration idéologique instable une fois que les principales puissances de l’Ancien régime auraient été historiquement éliminées (c’est chose faite depuis la Libération) et quand, au prétexte des lois d’airain de l’économie, elle aurait définitivement renoncé à maintenir dans ses programmes officiels « l’utopie » d’une critique radicale du capitalisme moderne (c’est chose faite depuis le début des années quatre-vingt) ? La réponse me paraît simple. Elle ne pouvait devenir que ce qu’elle est devenue : à savoir une simple machine politique destinée à légitimer culturellement, au nom du « Progrès » et de la « modernisation », toutes les fuites en avant de la civilisation libérale.
Or il est clair que dans cette fonction, la Gauche est infiniment mieux armée intellectuellement que toutes les droites de l’univers. Car s’il s’agit seulement, comme c’est désormais le cas, de fonder l’infrastructure psychologique et imaginaire d’un monde entièrement « libre » et modernisé (c’est-à-dire composé d’atomes perpétuellement mobiles et sans autre programme métaphysique que celui de « vivre sans temps morts et jouir sans entraves ») alors les héritiers de Sade et de l’égoïsme stirnérien seront toujours plus compétitifs et plus efficaces que les « conservateurs » de tout acabit. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner (maintenant que toute idée d’une rupture avec la logique destructrice du capitalisme est partout présentée comme « utopique », « totalitaire », voire — crime de pensée suprême — « populiste ») si cette Gauche moderne, ou « libérale-libertaire », qui contrôle désormais à elle seule l’industrie de la bonne conscience (et domine, à ce titre, presque tous les secteurs du Spectacle et de la « culture jeune » qui en est le principe d’unification), constitue d’ores et déjà la forme idéologique la plus efficace et la plus appropriée, pour préparer, accompagner, et célébrer, les terribles développements à venir de l’Économie se déployant pour elle-même.

Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Éditions Climats, 2002.