mercredi 26 juillet 2006

Nos jours maintenant sont noir et blanc



Nerval, pour nous, ce n’est pas une œuvre, ce n’est même pas un effort abandonné pour faire passer dans une œuvre qui se dérobe une expérience qui serait obscure, étrangère ou rétive. Nerval, c’est, sous nos yeux aujourd’hui, un certain rapport continu et déchiqueté au langage : d’entrée de jeu, il a été happé en avant de lui-même par l’obligation vide d’écrire. Obligation qui ne prenait tour à tour la forme de romans, d’articles, de poèmes, de théâtre que pour être aussitôt ruinée et recommencée. Les textes de Nerval ne nous ont pas laissé les fragments d’une œuvre mais le constat répété qu’il faut écrire ; qu’on ne vit et qu’on ne meurt que d’écrire. De là cette possibilité et cette impossibilité jumelles d’écrire et d’être, de là cette appartenance de l’écriture et de la folie que Nerval a fait surgir aux limites de la culture occidentale — à cette limite qui est creux et cœur. Comme une page imprimée, comme la dernière nuit de Nerval, nos jours maintenant sont noir et blanc.

Michel Foucault, « L’obligation d’écrire », Arts : lettres, spectacles, musiques, n° 980, 11-17 novembre 1964.