mardi 30 janvier 2007

« S’il avait voulu »

A force de vivre replié sur lui-même, à force de douter de tout et de tout le monde y compris de lui-même, il est tout naturellement porté à se prendre pour une version moderne du héros byronien. A côté des figures historiques de l’individualisme romantique de l’homme de la Renaissance, de Robinson Crusoé et de Jean-Jacques Rousseau, le déraciné propose une variante nouvelle, celle du solitaire qui emploie toute son énergie à s’apitoyer sur lui-même. Notre romantique frustré, tout pénétré qu’il est de la nécessité de « s’engager » et de s’embarquer, appareille bien rarement, car c’est à peine s’il croit que le voyage en vaut la peine : il reste le plus souvent sur la rive et devient l’éternel nostalgique « qui aurait pu, s’il avait voulu ».

Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, traduit de l’anglais par Françoise & Jean-Claude Garcias et par Jean-Claude Passeron, Éditions de Minuit, 1970.

Ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier



“Nec certam sedem, nec propriam faciem, nec munus ullum peculiare tibi dedimus, o Adam, ut quam sedem, quam faciem, quae munera tute optaveris, ea, pro voto, pro tua sententia, habeas et possideas. Definita ceteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur. Tu, nullis angustiis coercitus, pro tuo arbitrio, in cuius manu te posui, tibi illam praefinies. Medium te mundi posui, ut circumspiceres inde commodius quicquid est in mundo. Nec te caelestem neque terrenum, neque mortalem neque immortalem fecimus, ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malueris tute formam effingas. Poteris in inferiora quae sunt bruta degenerare; poteris in superiora quae sunt divina ex tui animi sententia regenerari.”

« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. »

Giovanni Pico de la Mirandola (dit Jean Pic de la Mirandole), Oratio de hominis dignitae (Sur la dignité humaine), 1487, traduit du latin par Yves Hersant, Éditions de l’Éclat, 1993.

dimanche 21 janvier 2007

Un roi dépossédé de son royaume

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C’est ici qu’il nous faut reprendre l’analyse que fait Panofsky de la Melencolia de Dürer (…). La conscience mélancolique, dit-il, selon la tradition néoplatonicienne, est la conscience de l’homme qui, sous l’influence de Saturne, est plus apte que quiconque à la pratique des mathématiques, à l’ars geometriae, le cinquième des arts libéraux, et à leurs diverses applications. Mais cette pratique, en confinant l’esprit dans le monde fini de la grandeur, de la quantité et du mesurable, fait soupçonner à son auteur, au-delà de l’univers du quantifiable, du mesurable, du repérable ou du nommable, l’existence d’une sphère métaphysique dont l’inaccessibilité même le remplira de tristesse. Et le peintre, géomètre par excellence dans la mesure où, pour saisir la réalité du monde phénoménal, il est amené à appliquer la science exacte de la perspective, est aussi entre tous l’homo melancholicus.
La perspective artificielle, telle que le Quattrocento en a codifié les règles, est bien cet instrument mathématique dont l’usage raisonné permet d’appréhender le monde visible et d’en tracer un tableau qui posera comme équivalent ce qui est représenté et ce qui est vu. Mais elle est aussi l’artifice qui, par-delà le visible, nous introduit au discours sur le peu de réalité du monde ; image d’un faux infini, elle crée l’illusion d’un espace par la seule combinaison de rapports de proportions ; cette illusion, en retour, nous introduit à l’absence d’être et à la vacance du sens. Si cette perspective fixe et centrée installe le spectateur à la place du roi, il s’agit d’un roi dépossédé de son royaume.

Jean Clair, « Machinisme et mélancolie », Jean Clair (sous la direction de), Mélancolie. Génie et folie en Occident, Gallimard/Réunion des Musées nationaux, 2005.

On vous marche sur les pieds. C'est DADA.

Où l’homme s’est-il caché ?



Un jour que Valéry s’ennuyait, il s’approcha de la fenêtre et, le regard perdu dans la transparence d’une vitre, demanda : « Le moyen de cacher un homme ? » Gide était présent ; déconcerté par ce laconisme étudié, il se tut. Pourtant, les réponses ne manquaient pas : tous les moyens sont bons depuis la misère et la faim jusqu’aux dîners priés, de la maison centrale à l’Académie. Mais ces deux bourgeois trop fameux avaient bonne opinion d’eux-mêmes ; ils faisaient tous les jours publiquement la toilette de leurs âmes jumelles et croyaient se révéler dans leur vérité nue ; quand ils moururent, longtemps après, l’un morose, l’autre satisfait, tous les deux dans l’ignorance, ils n’avaient pas même écouté la voix qui criait pour nous tous, leurs petits-neveux : « Où l’homme s’est-il caché ? Nous étouffons ; dès l’enfance on nous mutile : il n’y a que des monstres ! »

Jean-Paul Sartre, Préface (1960) à Paul Nizan, Aden, Arabie, 1932, Éditions François Maspero, 1960.

samedi 13 janvier 2007

Vu de 2074



Au sein de cette époque d’absolues ténèbres, la fonction des houellebecqs (…) fut d’élever l’état d’abaissement où l’homme se trouvait au rang de philosophia perennis. Ils contribuèrent à intégrer au discours dominant une critique fragmentaire de la consommation, du Divertissement et de la marchandise, mais ce dans l’unique dessein de donner cette misère pour ontologique, c’est-à-dire d’exclure de toute réflexion l’idée d’une pratique qui ferait éclater cette malédiction. (…) Ils critiquèrent l’aliénation non dans le sens de sa suppression, mais dans le sens de la dépression, qui nourrissait alors des pans entiers de l’industrie.

Tiqqun : organe conscient du Parti imaginaire, n° 1, février 1999.

Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ?



J’ai toujours éprouvé une répugnance presque physique pour les choses secrètes – les intrigues, la diplomatie, les sociétés secrètes, l’occultisme. Ces deux dernières activités, en particulier, m’ont toujours agacé au plus haut point, ainsi que cette prétention affichée par certaines gens d’avoir accès, grâce à une entente spéciale avec les Dieux, les Maîtres ou les Démiurges – et cela se passe entre eux à l’exclusion de tous les autres – aux grands secrets qui sont les fondements de l’univers. (…) Ce qui impressionne le plus chez ces maîtres, ces grands connaisseurs de l’invisible, c’est que lorsqu’ils écrivent pour nous conter ou nus suggérer leurs fameux mystères, ils écrivent tous fort mal. Mon entendement s’offusque de constater qu’un homme capable de maîtriser le Diable n’est pas capable de maîtriser la langue portugaise. Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ? Lorsque, après avoir longuement exercé son attention et sa volonté, un homme réussit, selon ses dires, à avoir des visions astrales, pourquoi ne réussirait-il pas, pour une dépense bien moindre d’attention et de volontés, à avoir une claire vision de la syntaxe ?

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares), traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois, 1999.

dimanche 7 janvier 2007

Comment Hank Williams s’est tenu à distance de Joseph Staline



Ce livre ne vous fera pas grossir du pénis. Il ne vous fera pas maigrir des cuisses. Il ne vous dira pas comment tirer parti de la crise économique, ni comment faire l’amour à une femme. Un mois après l’avoir lu, vous aurez toujours de la graisse autour du ventre, et vous ne saurez toujours pas comment séduire Jane Fonda durant les années de vaches maigres qui s’annoncent. Toutes ces questions, à dire vrai, sont risibles et dérisoires en comparaison de la sagesse hermétique contenue dans ces pages. Jugez-en par vous-mêmes, ballots : La véritable signification de Spo-Dee-O-Dee ! La relation entre la grosseur des seins et le talent ! Ce qui arrive aux gars qui dépensent tout leur argent en pinard ! Pourquoi un Noir appelé « Docteur Saucisse » ne sera jamais élu président des États-Unis ! Mafia à gogo ! Qui a engrossé Annie ! Comment Louis Prima s’est fait la tête qu’il a ! Comment draguer Keely Smith ! Pourquoi Elvis a eu un jour de retard et un dollar en moins ! Comment les gens évitaient les rapports sexuels avant le temps du sida et des jeans de luxe ! Les pilules capables de modifier la couleur de votre peau ! Le prix du premier plateau-télé et de la gloire ! Pourquoi Johnny Ace s’est fait sauter la cervelle ! Comment Hank Williams s’est tenu à distance de Joseph Staline ! Vous apprendrez encore une foule d’autres choses dans ce livre – le seul livre sur le rock’n’roll qui sait de quoi il parle !

Samuel Beckett, Préface à Nick Tosches, Héros oubliés du rock’n’roll : les années sauvages du rock avant Elvis (1984), traduit de l’américain par Jean-Marc Mandosio, Allia, 2000.

samedi 6 janvier 2007

Avec de la lenteur on perd son temps lentement



On brise tout parce qu’on veut faire neuf. On a donc l’illusion de pouvoir tout remplacer. Mais ce n’est pas vrai pour cent raisons. Ne fût-ce que pour celle-ci, qu’avec de la vitesse on fait tout sauf de la lenteur. Et par exemple on perd son temps beaucoup plus vite. Avec de la lenteur on perd son temps lentement ; donc moins. Une civilisation qui se prive de la lenteur n’est pas dans le sens de la nature. On essaie d’y revenir par des voies détournées, on n’y arrive pas, on a perdu le génie du lent : pour prendre un exemple entre mille, la poubelle à pédale ne remplace pas le vélo. Je connais bien la question, ma belle-fille en a une. J’ai essayé, c’est très décevant. Même sur de très faibles distances.

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne du 22 mai 1962.

lundi 1 janvier 2007

Le premier de l’an date de la plus haute antiquité



Le premier de l’an date de la plus haute antiquité. Si loin que l’on remonte dans l’histoire de la Terre, les années ont toujours fini et recommencé. Si bien que le premier de l’an date de bien avant l’homme. Il en a pris une majesté considérable. Il ne cessera que le jour où la Terre, qui tourne à une vitesse terrible, sera usée par le frottement. Son rayon diminue chaque jour. Chaque jour rapproche donc l’homme du centre de la Terre. Le dernier jour, n’ayant plus de support, il tournera autour de ses pieds. Finalement, il mourra de vertige. En attendant, il meurt de chagrin.


Alexandre Vialatte, L’Éléphant est irréfutable, Julliard, 1980.

samedi 30 décembre 2006

Ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance



Professeur Nimbus. – Entre le pouvoir et la connaissance, il n’y a pas seulement un rapport de sujétion, il y a aussi un rapport de vérité. Nombreuses sont les connaissances qui, hors de proportions avec le rapport des forces, restent sans aucune valeur, pour exactes qu’elles puissent être formellement. Quand un médecin expatrié d’Allemagne vient nous dire : « Pour moi, Adolf Hitler est un cas pathologique », il est possible qu’en fin de compte les résultats de l’examen clinique lui donnent raison ; mais il y a une telle disproportion entre cette phrase et le désastre objectif qui s’étend sur le monde au nom dudit paranoïaque que ce diagnostic en devient dérisoire et que ce n’est pour celui qui le formule qu’une façon de plastronner. Peut-être que Hitler est « en soi » un cas pathologique, mais certainement pas « pour lui ». Ainsi s’expliquent la pauvreté et la vanité de tant de déclarations que ceux qui sont en émigration font à l’encontre du nazisme. Ceux qui pensent en termes de jugement libre, désimpliqué et désintéressé, n’ont pas été capables d’assumer dans le cadre de telles catégories de pensée l’expérience de la violence – laquelle, réellement, met hors jeu ce mode pensée. La tâche, presque insoluble, à laquelle on se trouve confronté consiste à ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance.

Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral, Payot, 1980.

jeudi 14 décembre 2006

mercredi 13 décembre 2006

Une participation compétente au jeu des relations



L’un entreprend d’être assez audacieux et assez décourageant pour que, en cas de rejet, celui-ci puisse se faire avec tact, de façon détournée, lui permettant de soutenir que nulle avance n’était dans son intention. L’autre, quand elle désire encourager une ouverture, le fait de telle sorte que cela puisse paraître une amabilité, si jamais il fallait en recourir à cette interprétation. Ce qui pourrait être une avance se voit efficacement repoussé par ce qui pourrait être un refus, ou efficacement encouragé par ce qui pourrait être une démonstration d’intérêt. Lui ne sait pas avec sûreté si son message a été reçu ni si ce qu’a fait la destinataire en était la réponse ; cette dernière ne sait pas avec sûreté s’il lui a fait une avance. Il en résulte une ambiguïté. Toutefois, celle-ci ne provient pas d’un manque de consensus, d’un défaut de communication ou d’un effondrement de l’organisation sociale, mais d’une participation compétente au jeu des relations.

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, Les Relations en public, Éditions de Minuit, 1973.

mardi 12 décembre 2006

La « vraie vie »



Une vie dont on suppose qu’elle ne sera jamais « transcendée », combien de temps nous faut-il pour accepter que ce soit la vraie ? L’étiquette de « vraie vie » met longtemps, très longtemps à se poser sur elle, un peu comme ces particules de cendre à peine plus lourdes que l’air qui flottent indéfiniment dans l’espace.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’« humanité »

Nombre de professions de foi universalistes ou de prescriptions universelles ne sont que le produit de l’universalisation (inconsciente) du cas particulier, c’est-à-dire du privilège constitutif de la condition scolastique. Cette universalisation purement théorique conduit à un universalisme fictif aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne d’aucun rappel des conditions économiques et sociales refoulées de l’accès à l’universel et d’aucune action (politique) visant à universaliser pratiquement ces conditions. Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’« humanité », c’est en exclure sous les dehors de l’humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997.

Qui ne s’est jamais exalté devant une photocopieuse



Qui ne s’est jamais exalté devant une photocopieuse ne connaît pas le sens de la vie en raccourci. La lumière blanche, la duplication en série, le déchet. Les pages qu’on assemble mentalement, qu’on copie, qu’on agrafe ensemble, et qu’on finit par jeter à la corbeille.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

mercredi 6 décembre 2006

(Elles n'existent pas.)



Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)

Arthur Rimbaud, « Barbare », Illuminations, 1886.

La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient



Je m’approchai du miroir. Tout près de ce silence, ce matin seulement, encore froid au sortir de la douche, mouillé comme une fleur pâle d’un rêve de solitude parmi ces traits embrouillés je découvris en moi les caractères du héros de Faulkner: je jugeais-toujours-que je vivais une autre histoire que tout le monde. Passait-on un disque ? je l’écoutais parfois avec la lassitude du plaisir, mais j’écoutais l’autre musique. Un film me rappelait que je jouais le jeu. Et l’explication reposait naturellement sur un malentendu jusqu’au sommeil inaliénable. Les jours repassaient un film projeté sur la trame de mon esprit jusqu’au bout du rouleau; se coulait en moi sans s’épuiser du milieu de l’aventure au bout du monde le sentiment d’être « doublé ». La vie chaque fois commence pareille à un métrage réclame d’objets ménagers. Puis on songe à la société parisienne. Ici on songe à rien. La cour d’honneur de la caserne d’Honolulu représentait convenablement le classique dessin de fou. D’un côté un personnage galonné assis sur un banc, les yeux boulonnés au sol par les deux barres de fonte de ses regards. Au milieu le drapeau flottant contre toute vraisemblance, et enfin, de l’autre côté, les colloques louches des personnages sociaux – infirmières pin-up – tandis que les rampants traditionnellement ivres s’essayaient à paraître occupés à quelque chose puis en désespoir de cause disparaissaient par les portes d’évacuation. On ne pouvait s’empêcher de lire les mots exécration, punition, écrits avec des coquillages dans les bouquets de fleurs des pelouses. Et puis cette explosion de bombe H infiniment retardée qu’est la chaleur d’une journée sous les tropiques, dans l’angoisse, la dissimulation qui situe cet épisode aux approches de la guerre future. À cette époque je vivais de poisons lents. Dans le quartier du plaisir où on éclaire d’un jet de torche les plaques des rues. Les aviateurs de l’escadrille traînaient dans les bas-fonds de la ville, Çiva aux mille gestes, passés maintenant au travers de toutes les figures de l’acrobatie, du combat. Chacun valait à lui seul une petite guérilla, une civilisation assassinée: cette somme d’exercices qui porte à la perfection la création mystérieuse qu’est un pilote. On nous voyait dans les maisons de fleurs, silencieux, réservés, mal d’aube mêlé aux marchands de plaisirs, aux trafiquants de drogue, nous étions des dagues gainées dans une source immobile. Des parfums obscurs roulaient sur ces figures mortelles sans y arriver. Si nous parlions, il ne s’agissait guère que de proposer à des interlocuteurs du répertoire des moyens inédits de vendre la patrie. Des espions rôdaient autour de nous sans pouvoir nous effleurer, on nous disait invendables, intenables, on assurait que nous étions les acteurs de la « mort arabe » et il faut dire à la vérité qu’aucune des chimères funèbres de l’aventure ne nous épargnait, qu’il était un charme que nul n’osait plus rompre. Le fruit de l’action consommée était dans cette boule de noir pétrie de plaisirs, si fatale que la destinée y mettait un masque, ce monde sur quoi on piquait. Si je pensais à la France, l’ennemi, c’était au souvenir d’une société secrète.



Maintenant j’imagine un vague qui serait le néant dont j’ai conservé la nostalgie. Dans ce cadre plus étroit de mon expérience personnifiée s’évoque une jeune fille avec qui les circonstances m’avaient fait me fiancer. Je ne saurai jamais si je l’ai aimée car elle est morte. Nous avions pris l’habitude de la droguer et nous lui apprenions le catéchisme de la débauche. Je lui dois beaucoup: c’est elle qui me fit comprendre le goût passionné que j’ai de la peur et des femmes, la peur incompréhensible des femmes. Cœur d’aviateur, de sorcier, de chirurgien. Rita résumait tout en dansant. À la voir j’avais l’impression d’avoir en travers de la gorge un glaçon qui coulait sur un abcès. Ces pensées de la mort s’endorment, à l’occasion elles frissonnent.
Rita mourut une fois qu’elle m’avait donné rendez-vous au Funny Home, un bistrot abandonné sur la falaise, pour une séance de baisers-cinéma. On connaissait depuis longtemps tout le programme des caresses, quoique sur ce chapitre Rita eût été en mesure d’ajouter au Kama-Sutra en personne, aussi nous en tenions-nous à une cérémonie succincte d’embrassades aux lèvres fermées. Arrivé en avance, je m’assis sur un banc pour observer la venue de la toute belle. Toujours prêt à tomber amoureux d’elle comme je me savais, toujours incapable d’amour, dans une perpétuelle ignorance des femmes, je voulais encore une fois voir ma fiancée sans être vu. Dans un geste encore plein de panache le jour tenait dans le frisson des palmiers balancés, le plat vertige de la mer scintillante, l’absence énigmatique que dissimulaient ces fleurs, toujours ces fleurs dont jamais je n’ai pu me donner la peine de savoir les noms. Assis sur mon banc bétonné je commençais à me sentir les fesses froides.
Rita paraissait intriguée. Avec elle je me savais toujours tant deviner à moitié ses dispositions que c’en était harassant. Il me semblait vraiment faire le pantin, et j’hésitais à voir l’amour dedans. Sa silhouette parfaite ne dansait plus, elle allait de soi dans la lumière étrange du jour. Sa chevelure rousse eut une ombre sculpturale quand elle entra dans la vieille maison. Je l’entendis marcher. Elle dut essayer d’ouvrir une fenêtre. Et puis cela arriva, dans un grand fracas. Un plafond lui était tombé sur la tête.
La mort est une petite histoire qui ne tient pas de place. Je continuai à me droguer, à fréquenter des drôles. Dans les bas-fonds, spécialement à l’Océan Club, se rencontraient les enfants terribles, les casse-cou, les cœurs brisés, les ratés de l’aventure, les pilotes perdus, les bobby soxers, les chasseurs d’images et autres dérivés de la guerre en préparation. Tout ce petit monde fit un joli enterrement à Rita et puis on parla d’autre chose. Lorsqu’on s’asseyait dans le grill-room, on était presque sûr de voir un espion s’asseoir avec soi. Et puis on se ravisait, ce n’était qu’une connaissance récente venue vous dire bonjour!… Quelle surprise ! La conversation commençait par habitude à rouler sur la question atomique : à quel degré de spécification avérée un savant de Las Vegas commençait-il à donner des renseignements à l’URSS dans le noble but de retarder la guerre ? Et une fois remis on se racontait les derniers potins, tandis que les guirlandes fantomales accrochées au lustre laissaient tomber doucement leurs pétales sur la salle. Puisque la confection d’un livre ressemble à une pièce montée, des littérateurs véreux jetaient leurs derniers feux, des ventilateurs brassaient le silence nocif, les garçons vêtus en négatifs se pressaient avec les allures traditionnelles.
L’escadrille avait été employée à tout : percer des trous dans les sous-marins au fond des mers, voler des trains et faire parler des antennes, nous nous étions promenés en avion sur les routes: tout ce qu’on voit dans les actualités. Aussi méritions-nous bien ce repos prolongé dans le calme qui précède l’orage. Parfois les silhouettes de gendarmes des navires de guerre se montraient en profil sur l’horizon. La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient.

Stanislas Rodanski, La Victoire à l’ombre des ailes, Le Soleil noir, 1975, Christian Bourgois, 1989.

mardi 5 décembre 2006

lundi 4 décembre 2006

Nous acceptons la capacité qu’ont les Lièvres à changer de sexe



Que chaque Lièvre soit des deux sexes, c’est-à-dire que chaque Lièvre soit à la fois mâle et femelle est évidemment l’opinion du Vulgaire, opinion également défendue par Archéalos, Plutarque, Philostrate et beaucoup d’autres encore. Les Rabbins juifs sont également du même avis, et la chose est en outre confirmée par le mot hébreu, lequel, comme s’il n’existait aucun individu uniquement mâle dans cette espèce, n’est que de genre féminin. On trouve également la même chose dans les fondements symboliques de la loi et de tous les vices qui y sont indiqués ; à savoir non seulement la pusillanimité et la timidité du fait de son tempérament, la fénération ou l’usure du fait de sa fécondité et de sa superfétation mais, également, à partir de ce mélange des deux sexes, une lubricité anormale et une effémination dégénérée.
[…] Nous […] acceptons la capacité qu’ont les Lièvres à changer de sexe, toutefois nous pensons que cela n’arrive que rarement.

Thomas Browne, Pseudodoxia Epidemica ou Examen de nombreuses idées reçues et de vérités généralement admises (1646), livre III, chapitre XVII, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner avec la collaboration de Catherine Goffaux, José Corti, 2004.

vendredi 1 décembre 2006

Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps



Bref : si nous sommes spinozistes, nous ne définirons quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet. Pour emprunter des termes au Moyen Âge, ou bien à la géographie, nous le définirons par longitude et latitude. Un corps peut être n’importe quoi, ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, ce peut être un corps social, une collectivité. Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement, entre particules qui le composent de ce point de vue, c’est-à-dire entre éléments non formés. Nous appelons latitude l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, c’est à dire les états intensifs d’une force anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté). Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps. L’ensemble des longitudes et des latitudes constitue la Nature, le plan d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités.

Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Éditions de Minuit, 1981.

On rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautes



Ces hommes masqués qui nous succèderont et qui auront sur tout des lumières que nous ne pouvons même pas entrevoir, nous sentons qu’ils nous jugent ; pour ces yeux futurs dont le regard nous hante, notre époque sera objet. Et objet coupable. (…) On rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautes.

Jean-Paul Sartre, Saint-Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952.

mercredi 22 novembre 2006

Une forme d'aliénation moins inhabituelle qu'on ne le pense

Une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité



Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont des emplacements sans lieu réel. (...) Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, des hétérotopies; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait une espèce d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là bas. A partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi même et à me reconstituer là où je suis; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans cette glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là bas.

Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Centre d’Etudes architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, Dits et Ecrits II, Gallimard, 1994, 2001.

mardi 21 novembre 2006

Tout serait alors comme dans les Mille et une nuits



J’ai remarqué, bien souvent, que certains personnages de romans prennent à nos yeux un relief que ne possèderont jamais nos amis ou nos connaissances, tous ceux qui nous parlent et nous écoutent dans la vie réelle et bien visible. Et j’en viens à rêver à cette question, à me demander si tout n’est pas, dans la totalité de ce monde, une série imbriquée de rêves et de romans, comme de petites boîtes placées dans d’autres boîtes encore – tout serait alors comme dans les Mille et une nuits, une histoire recélant d’autres histoires, et se déroulant, mensongère, dans la nuit éternelle.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares), traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois, 1999.

Les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie



Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand-mère n’étaient pas feintes, mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

vendredi 10 novembre 2006

Si le Christ n’avait pas été



Si le Christ n’avait pas été, Rembrandt eut trouvé d’autres légendes pour raconter, du berceau à la tombe, le drame humain qu’il vivait, ou bien il se fût passé de légendes et n’eût pas mis sous ses tableaux les titres dont il n’a pas besoin. Dans la naissance de n’importe qui, dans la mort de n’importe qui il se retrouve. Son humanité est réellement formidable, elle est fatale comme la plainte, l’amour, l’échange continu, indifférent et dramatique entre tout ce qui naît et tout ce qui meurt. Il suit notre marche à la mort aux traces de sang qui la marquent. Il ne pleure pas sur nous, il ne nous réconforte pas, puisqu’il est avec nous, puisqu’il est nous-mêmes. Il est là quand le berceau s’éclaire. Il est là quand la jeune fille nous apparaît penchée à la fenêtre avec ses yeux qui ne savent pas et une perle entre les seins. Il est là quand nous l’avons déshabillée, quand son torse dur tremble au battement de notre fièvre. Il est là quand la femme nous ouvre les genoux avec la même émotion maternelle qu’elle a pour ouvrir ses bras à l’enfant. Il est là quand le fruit tombe dix ou quinze fois dans sa vie. Il est là après, quand elle est mûre, que son ventre est raviné, sa poitrine pendante, ses jambes lourdes. Il est là quand elle est vieillie, que son visage crevassé est entouré de coiffes, que ses mains desséchées se croisent sur la ceinture pour dire qu’elle n’en veut pas à la vie de lui avoir fait du mal. Il est là quand nous sommes vieux, que nous regardons fixement du côté de la nuit qui vient, il est là quand nous sommes morts et que notre cadavre tend le suaire aux bras de nos fils.

Élie Faure, Histoire de l’art. L’Art moderne, 1921, 1923.

vendredi 27 octobre 2006

Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région



Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région, partit un jour d’été de l’année 1738 pour la forêt de l’Untersberg. Il ne revint pas, et ne se montra nulle part ailleurs. On tint finalement qu’il s’était perdu ou qu’il était tombé d’une paroi rocheuse. Quelques semaines plus tard, son frère fit dire une messe pour le disparu, aux communaux où se trouve un pèlerinage aux environs de la montagne. Or, durant la messe, le chasseur entra dans l’église pour rendre grâce à Dieu de son retour miraculeux. Mais de ce qui lui était arrivé, de ce qu’il avait appris dans la montagne, il ne souffla mot, il resta muet et grave, et déclara qu’il n’y avait rien à dire de plus que ce qu’avait écrit là-dessus Lazarus Gitschner : les enfants et petits-enfants ne devaient en apprendre guère plus. Ce Lazarus Gitschner pourtant n’avait rien vu qu’une galerie sous le Königsee et l’empereur Frédéric, devenu fantôme sur le Welserberg, aussi un livre avec des prophéties et tout ce qui était déjà par ailleurs entré dans les légendes. Impossible de tirer autre chose du chasseur. Mieux, en pleine contradiction avec sa nature antérieure, il devint bientôt complètement muet. L’archevêque Firmian de Salzbourg avait aussi entendu parler de la disparition et de la réapparition énigmatique du chasseur, il le fit appeler. Mais Hulzhögger resta tout aussi muet devant le prince de l’église ; à toutes les questions il répondait qu’il ne pouvait ni ne devait rien dire de ses aventures : seule la confession lui était permise. Après la confession, l’évêque abdiqua sa charge pastorale et se tut jusqu’à sa fin. Elle ne tarda pas à survenir pour l’un comme pour l’autre : elle fut paisible, dit-on.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

Dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes un sens à pris corps qui nous surplombe



Il est bien probable que nous appartenons à un âge de critique dont l’absence d’une philosophie première nous rappelle à chaque instant le règne et la fatalité. Âge d’intelligence qui nous tient irrémédiablement à distance d’un langage originaire. Pour Kant, la possibilité d’une critique et sa nécessité étaient liées, à travers certains contenus scientifiques, au fait qu’il y a de la connaissance. Elles sont liées de nos jours — et Nietzsche le philologue en témoigne — au fait qu’il y a du langage, et que, dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes — qu’elles soient raisonnables ou insensées, démonstratives ou poétiques — un sens à pris corps qui nous surplombe, conduit notre aveuglement, mais attend dans l’obscurité notre prise de conscience pour venir à jour et se mettre à parler. Nous sommes voués historiquement à l’histoire, à la patiente construction de discours sur les discours, à la tâche d’entendre ce qui a été déjà dit…

Michel Foucault, Naissance de la clinique, Préface, Presses universitaires de France, 1963.

jeudi 26 octobre 2006

Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre



Quoiqu’il n’y ait dans ma tête deux idées et demi, et quoique j’aie mal aux dents, je raconte toutefois qu’un jour une jeune fille vêtue d’un costume d’homme fit son apparition en société. Je continue d’une main tremblante le joyau qu’est cette nouvelle. Est-ce que jamais auteur écrivit ainsi au petit bonheur ? La jeune fille possédait un visage charmant, comme les yeux flamboyaient, comme avaient une expression taquine les lèvres finement arquées ! Les cheveux, qu’elle portait sans les attacher, parlaient à eux seuls tout un langage. Une femme accoutumée à ce que devant elle les messieurs se liquéfient en gentillesse tenta d’intimider l’intrus, mais dut constater qu’on l’ignorait complètement. Elle en fut si affectée qu’elle se retira dans une pièce attenante meublée avec style et qu’elle jeta un petit chien de porcelaine sur le sol recouvert de tapis. Par pure exaspération, elle se mordit la bouche, porta la main sur une poitrine agitée d’impressions qui n’étaient peut-être déplaisantes que par excès d’amour, elle chassa un admirateur qui semblait vouloir la calmer, et…
Ici je bute et m’arrête un moment, et je demande au lecteur autant de patience qu’il faut pour que je me recueille. Que l’arôme d’une cigarette veuille bien me conférer de l’élan.
Sortant d’un phonographe, retentissait la voix de ténor de Caruso. Un poète baisait galamment la main de la maîtresse de maison. Comme toutes les demoiselles dans leurs longues robes à traîne dansaient gracieusement ! Plus d’un battait ses précédents records en matière d’attentions. Ah, si seulement le plus possible de bonnes idées pouvaient germer dans mon esprit assoupi !
Sur un divan datant du Deuxième Empire était assise une jeune femme qui eût été plus belle si elle s’était moins souciée de l’être. L’insouciance confère la jeunesse, et l’occupation le charme. L’une des conditions pour rester jeune dans la faculté de toujours se distraire avec quelque chose, même de prosaïque. Un portier peut être heureux en cirant des chaussures, une virtuose malheureuse en jouant du piano. Il peut-être plus avantageux de s’abaisser que de monter.
N’est-ce pas, j’écris là avec une sécheresse stupéfiante ?
Un acrobate se cramponnait à un plateau de petits sandwichs. Son impresario l’exhorta à ne pas penser exclusivement à lui-même, à se plonger dans l’Idée, à accorder à autrui une copieuse sollicitude. Entre temps, la jeune fille singulière était tombée follement amoureuse. Sa poitrine lui paraissait transpercée.
« Alors, comédien ! » lui lança brutalement quelqu’un qui l’observait et cherchait à faire sa connaissance, et n’avait su trouver d’autre moyen que d’être désobligeant. Les gens parfois nous traitent cavalièrement parce qu’ils nous apprécient et n’aiment pas se l’avouer.
Ce fut une dame au visage angélique qui, avec sa douceur laiteusement candide et sa sérénité sirupeuse, porta à notre petit personnage le coup de grâce qui la plia en deux.
« N’as-tu point de pitié ? » murmura la tremblette en songeant à la fille de fromager qui s’avançait avec une dignité de pot de confiture et qui récuserait de pareilles expressions avec une nonchalance marmeladière et, au demeurant, avec courtoisie.
Est-ce que cette bonne femme à la haute silhouette, toute parée de grâces et évoluant avec une incroyable noblesse, n’aurait pas eu sa place dans un roman de Sienkiewicz ?
Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre, lacérant du même coup le cœur de la jeune fille en costume d’homme.
Mes efforts m’ont fatigué, je vais me coucher. Que celui qui en a envie tire cette histoire au clair.

Robert Walser, « La jeune fille étrange », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.

mercredi 25 octobre 2006

Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage



Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, – et cependant nous la renvoyons à demain ; – et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; – servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, – désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, – de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, – nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, – elle disparaît, – nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.

Edgar Allan Poe, « Le Démon de perversité » (1845), traduit de l’américain par Charles Baudelaire, 1857.

mercredi 18 octobre 2006

Je ne peux m’expliquer le monde que d’une seule façon : par le désespoir



À chat perché. – Je ne peux m’expliquer le monde que d’une seule façon : par le désespoir. Dans ce monde que je ne comprends pas, dont je ne peux rien admettre, où je ne peux rien désirer (nous sommes trop loin de compte), je suis obligé par surcroît à une certaine tenue, à peu près n’importe laquelle, mais une tenue. Mais alors si je suppose à tout le monde le même handicap, la tenue incompréhensible de tout ce monde s’explique : par le hasard des poses où vous force le désespoir. Exactement comme au jeu du chat perché. Sur un seul pied, sur n’importe quoi, mais pas à terre : il faut être perché, même en équilibre instable, lorsque le chasseur passe. Faute de quoi il vous touche : c’est alors la mort ou la folie. Ou comme quelqu’un surpris fait n’importe quel geste : voilà à tout moment votre sort. Il faut à tout moment répondre quelque chose alors qu’on ne comprend rien à rien; décider n’importe quoi, alors qu’on ne compte sur rien; agir, sans aucune confiance. Point de répit. Il faut « n’avoir l’air de rien », être perché. Et cela dure ! Quand on n’a plus envie de jouer, ce n’est pas drôle. Mais alors tout s’explique : le caractère idiot, saugrenu, de tout au monde : même les tramways, l’école de Saint-Cyr, et plusieurs autres institutions. Quelque chose s’est changé, s’est figé en cela, subitement, au hasard, pourchassé par le désespoir. Oh ! s’il suffisait de s’allonger par terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais le passage du chasseur est irrésistible : il faut, quoiqu’on ne sache pas à quelle force on obéit, il faut se lever, sauter dans une niche, prendre des postures idiotes. [...] Mais il est peut-être une pose possible qui consiste à dénoncer à chaque instant cette tyrannie : je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète. (1929-1930)

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1948.

vendredi 13 octobre 2006

jeudi 12 octobre 2006

La crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan



Être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un « progrès ». Mais ces chairs se gâtent vite : la matière première consensuelle est essentiellement putrescible et se transforme en une unanimité populiste des majorités silencieuses, qui n’est jamais innocente. À ce populisme classique semble désormais se greffer un populisme yuppie – un techno-populisme – qui entend bien afficher sa postmodernité carnassière, prompte à repérer et à digérer le best-of des biens et services de la planète. Le point de vue techno-populiste s’exhibe désormais sans complexe et souhaite réconcilier deux spiritualités : celle de l’épicier du coin et du chef comptable – « un sou est un sou » – et la spiritualité administrative – autrefois un plus ambitieuse – de l’Inspecteur des finances.
Ces deux spiritualités marchent désormais main dans la main, sûres de leur bon droit, distribuant des ultimatums : « A quoi servez-vous ? Vous devriez avoir honte d’être aussi abstraits, aussi élitistes », agacés, sinon exaspérés, par toute activité qui ne se laisse pas enfermer dans un horizon borné de chef comptable et apparaît donc comme un défi insupportable à la misère du « pragmatisme » contemporain dont aime à se réclamer le techno-populisme. Nous touchons ici un point sensible de sa tartuferie : se sentir insulté par tout ce qui le dépasse et dénoncer comme « élitiste » toute démarche un tant soit peu éloignée des affairements de l’« homme de la rue » – de ce qu’il est convenu d’appeler le « sérieux de la vie » – et de la niaiserie de son « vouloir-communiquer ».
C’est pourquoi, pour nos « démocrates » techno-populistes, l’enseignement coûte toujours trop cher puisque de toute manière la crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan. […]
On devine facilement pourquoi le techno-populisme flatte les bassesses et les lâchetés de l’homme moyen de l’homme moyen, et surtout celle de son avant-garde technico-commerciale, de ces petits truands portuaires initiés à l’économétrie, de tous ces prototypes peu ragoûtants dont raffolent les instituts de prédiction, de ces « mangeurs d’hommes » en 4 x 4 dont le sens critique n’excède que de peu celui du ver solitaire, et gambergent à longueur de journée leur « faut pas rêver » et leur « ma différence à moi ».
Le techno-populisme distingue soigneusement deux « radicalités » : celle qu’il déteste – soupçonnée d’être ennemie de la démocratie, parce qu’elle prétend faire l’effort de se soustraire à la goujaterie et à l’impatience contemporaines et espère faire déraper les scénarios socio-économiques de la Banque mondiale –, et celle dont il apprécie les odeurs fortes de majorité morale, celles du Père Fouettard et des piloris médiatiques. À ceux qui lui demanderaient de définir le new-age, il répondrait : « C’est l’ère de l’Internet, des associations de mères de famille vidéo-visionnieuses et de la chaise électrique. » C’est pourquoi il adore transfigurer ses Agripinnes, ses Thénardiers et ses Tartarins en Gavroches de plateaux télévisés qui pourfendent les « privilèges » et se goinfrent de Justes Causes.

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Exils, 1998.

mercredi 11 octobre 2006

Rien de mieux



Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux.

Guy Debord, Panégyrique, tome premier, Éditions Gérard Lebovici, 1989, Gallimard, 1993.

mardi 10 octobre 2006

Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales



Ma moquerie, dites-vous, a tué votre amour. Mais je ne me suis jamais moqué de vous. Quand on est disposé à voir le grotesque partout on ne le voit nulle part. Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales. Elles rient toujours pourtant. Il y a des gens dont l’âme est de même. Une idée bouffonne a plissé leur granit, et pourtant les fleurs y poussent tout de même. Mais personne n’en sent le parfum et ces bêtes-là ne servent qu’à cracher la pluie sur les passants.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, décembre 1846.

lundi 9 octobre 2006

mardi 3 octobre 2006

Nous ne connaissons jamais que les passions des autres

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un ; car, grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même



Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi.

David Hume, Traité de la nature humaine, essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux (1739), livre I, 4e partie, section VI, traduit de l'anglais par Philippe Folliot.

Douter comme il faut

Rien n’est plus malaisé que de douter comme il faut, car ceux qui ont assez d’esprit pour douter n’en ont pas toujours assez pour faire un choix raisonnable : ils ne doutent que pour mieux s’ancrer ensuite dans l’erreur ; & d’autres, s’étant mis une fois à douter, doutent toute leur vie.

Pierre Bayle, Nouvelles lettres critiques, Lettre IX, § 17.

lundi 2 octobre 2006

La « zone grise »

J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables du nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de bons vivants. C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. Dans le capitalisme, il n’y a qu’une chose qui soit universelle, c’est le marché. Il n’y a pas d’État universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les États sont des foyers, des Bourses. Or il n’est plus universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Il n’y a pas d’État démocratique qui ne soit compromis jusqu’au cœur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire duquel il suffirait de prendre conscience.

Gilles Deleuze, « Le devenir révolutionnaire et les créations politiques », entretien avec Toni Negri, Multitudes, 1990.

jeudi 28 septembre 2006

Maudites crottes de Paris



Iuste Ciel, voilà bien des mouches,
Et ie suis vn ioly garçon!
I’en ay dessus mon polisson
Pour barbouiller cent Scaramouches;
Ha! mon habit est tout perdu!
Et ie voudrois qu’il fust pendu,
Ce cocher, ce bougre incurable.
Surtout, que n’ay-ie mon miroir?
Moy qui n’ay iamais veu le Diable,
Ie serois rauy de me voir.
Mais ce ne sont là que des roses;
En voilà bien d’autres, vrayement!
I’en ay iusques au fondement,
En faueur des metamorphoses;
Mes souliers, mes bas, mon manteau,
Mon colet, mes gands, mon chapeau,
Sont passez en mesme teinture
Et dans l’estat où ie me voy,
Ie me prendrois pour vne ordure,
Si ie ne me disois, C’est moy!
Il n’est ordure icy qui tienne;
Morbleu! fange d’estron molet,
Pour satisfaire mon valet,
Il faut qu’il vous en ressouuienne.
Elixir d’excremens pourris,
Maudites crottes de Paris,
Brain de damnez abominables,
Noire fecalle de l’Enfer,
Noire gringenaude du Diable,
Le Diable vous puisse estouffer!

Claude Le Petit (1638-1662), La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule (1656?).

Son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture

Ce jourd’hui premier jour de septembre fust bruslé en place de Grève, à Paris, après avoir eu le poing coupé, fait amende honorable devant Nostre-Dame de Paris, esté étranglé, Claude Petit, advocat en Parlement, auteur de L’Heure du Berger, et de L’Escole de l’Interest , pour avoir fait un livre intitulé : Le Bordel des Muses, escrit l’Apologie de Chausson, le Moyne renié et autres compositions de vers et de prose pleine d’impiétés et de blasphèmes, contre l’honneur de Dieu, de la Vierge et de l’Estat. Il estoit âgé de vingt et trois ans et fut fort regretté des honnestes gens à cause de son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture.

Guillaume Colletet (1598-1659), Mémoires.

mercredi 27 septembre 2006

Mais surtout on les traite comme des enfants stupides



Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et en effet ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.
Comme le mode de production les a durement traités ! De progrès en promotions, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé ; ils n’en ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ; continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.
Ils meurent par séries sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale. On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.
Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue ; séparés par leur incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, ils sont même séparés de leur propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ; méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.

Guy-Ernest Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (1977-78).

La vérité sur Sancho Pança



Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur.

Franz Kafka, Cahier G, traduit de l’allemand par Marthe Robert.

mardi 26 septembre 2006

Le visage antipathique et sublime de la vraie bonté



Quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: « Comment va la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.


Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

vendredi 22 septembre 2006

Douceur de ne rien avoir à dire


Photo : Manuel Álvarez Bravo

On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise : « Qu’est-ce que tu as ? Exprime-toi », et l’homme sans que la femme, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de ne rien avoir à dire, droit de ne rien avoir à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit.

Gilles Deleuze, Pourparlers, Editions de Minuit, 1990.

Un pays que même les sourds–muets quittent en masse

Hier, vingt-cinq sourds-muets tchécoslovaques qui participaient à des championnats sportifs (pour sourds-muets) ont demandé l’asile à Munich. Alors, là, c’est vraiment la fin de tout… On en viendrait à se prendre pour un héros de rester dans un pays que même les sourds-muets quittent en masse.

Jan Zabrana, Toute une vie [journal de l’année 1969], traduit du tchèque par Marianne Canavaggio & Patrick Ourednik, Editions Allia, 2005.

jeudi 21 septembre 2006