vendredi 8 septembre 2006

De parfaits inutiles



« Et comble du comble, a-t-il ajouté en guise de conclusion, tu dois savoir que ton père s’ennuie beaucoup. »
Je le savais, je l’avais déjà remarqué. Il s’ennuyait comme une vraie huître. S’asseyant toujours à table avant l’heure, bien que ma mère avançât constamment l’heure du repas, il vivait de plus en plus à l’avance, tant il s’ennuyait.
« Tu ne sais pas comme je t’envie, m’a-t-il dit. Je donnerai tout pour avoir ton âge, pour me retrouver sur les marches de la lutte pour la vie, de la lutte pour le prestige social. J’aimerais tant que le temps fasse machine arrière, réintégrer le monde de l’action et ne pas être contraint de me voir assis à une table sans écrire un seul mot. J’aimerais tant recommencer à inspecter des êtres terrorisés, des Cacériens toujours enclins à la subornation. Je ne suis pas né pour être assis devant une table ronde en train de feuilleter des journaux. Je ne suis pas né pour rester à la maison, passif et vieux, regardant avec incrédulité les feuilles blanches d’une biographie que je n’écrirai jamais parce que je ne trouve rien qui mérite d’être couché sur le papier et qu’en plus, les mots me paralysent. Que ne donnerais-je pour avoir ton âge et recommencer à me battre pour être quelqu’un ! […]
– J’aimerais être à ta place, lui ai-je dit. J’aimerais être comme toi, voué à des feuilles blanches sans que personne exige de moi autre chose, voué au blanc d’une vie à écrire. »
Ce n’était pas ce que je cherchais, mais j’ai vu qu’il était irrité, fâché contre moi. Il s’est brusquement éloigné, me laissant sous la pluie. Mais, imperturbable, j’ai continué à parler :
« Tu ne vois donc pas que la vieillesse et l’écriture se ressemblent comme deux gouttes d’eau. C’est le seul moyen de transformer la vie, qui est une maladie.
– Une maladie ? a-t-il demandé, visiblement inquiet, tout en rapprochant de moi son parapluie.
– Oui. Une maladie de la matière.
– Je n’ai jamais entendu pareille sottise.
– La vieillesse et l’écriture sont les seuls médicaments contre cette maladie. Tu ne vois donc pas que nous sommes tous des inutiles et que la vie aussi est inutile. Et si nous sommes tous des inutiles, le vieil homme l’est encore plus. Le vieil homme est l’inutile par excellence. »
Ces mots ne lui ont guère fait plaisir, mais j’ai poursuivi, plus imperturbable que jamais.
« Peut-être ne t’en aperçois-tu pas ? lui ai-je dit. Le vieil homme a l’avantage d’être complètement hors jeu, étranger à ces efforts si pénibles auxquels se vouent, par exemple, ceux qui sentent qu’ils doivent devenir quelqu’un. Le vieil homme est déjà loin d’efforts aussi grossiers. Seul le sommeil expulse quelque chose de ce délire de prestige auquel on est voué quand on termine ses études.
– Je t’ai fait des confidences, a dit mon père, mais, toi, tu es allé trop loin et tu as traité ton père d’inutile, d’inutile par excellence. Et c’est très grave. Tu as besoin d’une correction, la plus sévère possible. »
J’ai vu qu’il marchait très nerveusement, de plus en plus rapidement, forçant le pas. À ce train, me suis-je dit, nous aurons vite atteint l’Avenida de la Montafia. Je le suivais comme je pouvais.
« La seule correction que je connaisse, lui ai-je dit, la seule qui est parfois capable de nous guérir de nos maux et de nos délires de prestige, c’est le sommeil.
– Tu es fou... Tu dis que tu ne te sens pas préparé pour la vie... Aussi bien ne penses-tu pas fonder une famille comme tout le monde ? Une famille que tu aurais à nourrir ! Penses-tu vivre de l’air du temps ?
– Seul le sommeil, ai-je ajouté sans perdre mon calme, mais en pressant le pas, est un traitement systématique, une correction infinie de notre ambition absurde d’être quelqu’un. Dans le sommeil, nous transportons de lourds bagages dont nous désirerions nous défaire. Nos bagages ne sont rien d’autre que cette inquiétude constante que nous avons accumulée tout au long de notre vie, devenir quelqu’un, posséder quelque chose qui soit à nous, pour ne pas nous sentir nus comme des vers. Mais je te répète, père, que la vie est quelque chose de parfaitement inutile et nous, par conséquent, nous sommes des êtres inutiles. Nous n’allons nulle part, nous n’avons pas besoin de bagages. Nous sommes de parfaits inutiles. Et toi, père, tu es l’inutile par excellence. »
Je me suis senti profondément satisfait d’avoir eu le courage de le traiter d’inutile par excellence, et de l’avoir fait pour la deuxième fois. J’ai vu mon père s’emporter de nouveau.
« J’insiste, m’a-t-il dit en essayant de contrôler ses nerfs. Le sommeil ne te donnera pas à manger.
– Peu importe. Je me vois tout seul, et je pense qu’il en sera toujours ainsi. Je ne serai jamais responsable d’une famille. »

Enrique Vila-Matas, Hijos sin hijos (1993), trad. par André Gabastou, Enfants sans enfants, Christian Bourgois, 1999.