lundi 30 mars 2009

Mais Ludmilla a toujours un pas d’avance sur toi


Carl Spitzweg

Mais Ludmilla a toujours un pas d’avance sur toi. « J’aime savoir qu’il existe des livres que je peux vraiment lire... », dit-elle. Sûre que, à la force de son désir, doivent correspondre des objets existants, concrets, même s’ils lui sont encore inconnus. Comment ne pas se faire distancer par une femme qui lit toujours un livre en plus de celui qu’elle a sous les yeux, un livre qui n’existe pas encore mais qui ne pourra pas ne pas exister puisqu’elle le veut ?
Le professeur est là, à sa table ; ses mains émergent dans le cône de lumière d’une lampe, tantôt levées, tantôt posées sur le livre fermé qu’elles effleurent avec la nostalgie d’une caresse.
— Lire, dit-il, c’est cela toujours : une chose est là, une chose faite d’écriture, un objet solide, matériel, qu’on ne peut pas changer ; et, à travers cette chose, on entre en contact avec quelque chose d’autre, qui n’est pas présent, quelque chose qui fait partie du monde immatériel, invisible, parce qu’elle est seulement pensable ou imaginable, ou parce qu’elle a été et n’existe plus, parce qu’elle est passée, disparue, inaccessible, perdue au royaume des morts...
— Ou bien parce qu’elle n’existe pas encore, quelque chose qui fait l’objet d’un désir, d’une crainte possible ou impossible (c’est Ludmilla qui parle) : lire, c’est aller à la rencontre d’une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu’elle sera...

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, traduit de l’italien par Danièle Sallenave & François Wahl, Le Seuil, 1981.

samedi 28 mars 2009

Le roi de l’univers n’a pas d’autre talisman


C’est les bottes de 7 lieues cette phrase « Je me vois » on y voit jour et nuit à volonté Le roi de l’univers n’a pas d’autre talisman
Mon cœur petit cercle de fumée attire le regard du fumeur illettré qui ignore la lettre L.

Robert Desnos, « Et voilà que tout un cimetière... », 1923.

vendredi 23 janvier 2009

Celui-là seul qui conserve le souvenir d’un bonheur immémorial


Andrew Wyeth, Christina's World

Rien ne dévoile mieux le sens physique de la nostalgie que l’impossibilité où elle est de coïncider avec quelque moment du temps que ce soit ; aussi cherche-t-elle consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir. Le mal dont elle souffre – effet d’une rupture qui remonte aux commencements – l’empêche de projeter l’âge d’or dans l’avenir ; celui qu’elle conçoit naturellement c’est l’ancien, le primordial ; elle y aspire, moins pour s’y délecter que pour s’y évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si elle retourne à la source des temps, c’est pour y retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout à l’opposé, celle dont procède le paradis d’ici-bas sera démunie de la dimension du regret précisément : nostalgie renversée, faussée et viciée, tendue vers le futur, obnubilée par le « progrès », réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion ? automatisme ? cette métamorphose a fini par s’opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur l’avenir, en faisons une panacée, et, l’assimilant au surgissement d’un tout autre temps à l’intérieur du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l’espoir d’un règne nouveau, d’une victoire de l’insoluble au sein du devenir. Nos rêves d’un monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique. Quoi d’étonnant qu’il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes solides ? [...]
Échafauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, ou, par une charité poussée jusqu’à l’indécence, l’on se penche sur nos arrière-pensées elles-mêmes, c’est transporter les affres de l’enfer dans l’âge d’or, ou créer, avec le concours du diable, une institution philanthropique. Solariens, Utopiens, Harmoniens − leurs noms affreux ressemblent à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l’avons nous-mêmes érigé en idéal.
A prôner les avantages du travail, les utopies devaient prendre le contre-pied de la Genèse. Sur ce point tout particulièrement, elles sont l’expression d’une humanité engloutie dans le labeur, fière de se complaire aux conséquences de la chute, dont la plus grave demeure l’obsession du rendement. Les stigmates d’une race qui chérit la « sueur au front », qui en fait un signe de noblesse, qui s’agite et peine en exultant, nous les portons avec orgueil et ostentation ; d’où l’horreur que nous inspire, à nous autres réprouvés, l’élu qui refuse de besogner, ou d’exceller dans quelque domaine que ce soit. Le refus dont nous lui faisons grief, en est capable celui-là seul qui conserve le souvenir d’un bonheur immémorial. Dépaysé au milieu de ses semblables, il est comme eux et pourtant il ne peut communier avec eux ; de quelque côté qu’il regarde, il ne se sent pas d’ici ; tout ce qu’il y discerne lui semble usurpation : le fait même de porter un nom... Ses entreprises échouent, il s’y lance sans y croire : des simulacres dont le détourne l’image précise d’un autre monde. L’homme, une fois évincé du paradis, pour qu’il n’y songe plus ni n’en souffre, obtint en compensation la faculté de vouloir, de tendre vers l’acte, de s’y abîmer avec enthousiasme, avec brio. Mais l’aboulique, dans son détachement, dans son marasme surnaturel, quel effort produire, à quel objet se livrer ? Rien ne l’engage à sortir de son absence. Et cependant lui-même n’échappe pas entièrement à la malédiction commune : il s’épuise dans un regret, et y dépense plus d’énergie que nous n’en fournissons dans touts nos exploits.

Emil Michel Cioran, Histoire et Utopie, Gallimard, 1960.

lundi 12 janvier 2009

Une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser

L’injonction, partout, à « être quelqu’un » entretient l’état pathologique qui rend cette société nécessaire. L’injonction à être fort produit la faiblesse par quoi elle se maintient, à tel point que tout semble prendre un aspect thérapeutique, même travailler, même aimer. Tous les « ça va ? » qui s’échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s’administrent les uns aux autres une société de patients. La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. Où rien ne peut advenir parce que l’on y est sourdement occupé à grelotter ensemble. Cette société ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous les atomes sociaux vers une illusoire guérison. C’est une centrale qui tire son turbinage d’une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser.

Comité invisible, L’Insurrection qui vient, éditions La Fabrique, 2007.

vendredi 9 janvier 2009

Le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout



Les milices ouvrières, du fait qu’elles étaient levées sur la base des syndicats et composées, chacune, d’hommes ayant à peu de choses près les mêmes opinions politiques, eurent pour conséquence de canaliser vers une seule même portion de territoire tout ce que le pays comptait de sentiments les plus révolutionnaires. J’étais tombé plus ou moins par hasard dans la seule communauté de quelque importance de l’Europe occidentale où la conscience de classe et le refus d’avoir confiance dans le capitalisme fussent des attitudes plus courantes que leurs contraires. Ici, sur ces hauteurs, en Aragon, l’on se trouvait parmi des dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart, mais non tous cependant, d’origine prolétarienne, vivant tous sur le même plan, mêlés sur un pied d’égalité. En théorie c’était l’égalité absolue, et dans la pratique même, il s’en fallait de peu. En un sens il serait conforme à la vérité de dire qu’on faisait là l’expérience d’un avant-goût du socialisme, et j’entends par là que l’état d’esprit qui régnait était celui du socialisme. Un grand nombre de mobiles normaux de la vie civilisée — affectation, thésaurisation, crainte du patron, etc. — avaient absolument cessé d’exister. L’habituelle division en classes de la société avait disparu dans une mesure telle que c’était chose impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître. Bien entendu, un tel état de choses ne pouvait durer. Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. Sur le moment, nous pûmes bien jurer et sacrer violemment, mais nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux. Nous avions fait partie d’une communauté où l’espoir était plus normal que l’indifférence et le scepticisme, où le mot camarade signifiait camaraderie et non comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l’air de l’égalité. Je n’ignore pas qu’il est de mode, aujourd’hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l’égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d’écrivassiers de parti et de petits professeurs d’université papelards sont occupés à « prouver » que le socialisme ne signifie rien de plus qu’un capitalisme d’Etat plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité. Mais heureusement il existe aussi une façon d’imaginer le socialisme tout à fait différente de celle-là. Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la « mystique » du socialisme, c’est l’idée d’égalité ; pour l’immense majorité des gens, le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout. Et c’est à cet égard que ces quelques mois passé dans les milices ont été pour moi d’un grand prix. Car les milices espagnoles, tant qu’elles existèrent, furent une sorte de microcosme d’une société sans classes.
Cette communauté où personne ne poursuivait un but intéressé, où il y avait pénurie de tout, mais nul privilège et où personne ne léchait les bottes à quelqu’un, était comme une anticipation sommaire qui permettait d’imaginer à quoi pourraient ressembler les premiers temps du socialisme. Et, somme toute, au lieu d’être désillusionné, j’étais profondément attiré. Et cela eut pour résultat de rendre mon désir de voir établi le socialisme beaucoup plus réel qu’il n’était auparavant. En partie, peut-être, cela vint de ce que j’eus la chance d’être parmi des Espagnols qui, avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux, rendraient même les débuts du socialisme supportables, si l’occasion leur en était donnée.

George Orwell, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), Londres, 1938, traduit de l’anglais par Yvonne Davet, éditions Champ Libre, 1981.

mercredi 31 décembre 2008

N’espérons pas, mais attendons

Il ne faut désespérer de rien. Il y a trois ans, l’an 1849, à minuit, je pensais à la Chine et l’an 1850, à minuit, j’étais sur le Nil. - C’était sur la route, c’était un à peu près, c’était autre chose enfin. - Qui sait ? N’espérons pas, mais attendons.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 31 décembre 1851.

mardi 2 décembre 2008

« Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? »

Christophe Schimmel.

Il est difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui ; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s’étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C’est d’ailleurs à une supposition de ce genre qu’obéissent les criminels quand ils retouchent après coup un mot qu’ils ont dit et duquel ils pensent qu’on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l’humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l’oubli soit moins vraie qu’une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d’un événement, d’un chef-d’œuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? » à la troisième page, le compte rendu de l’Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un fait par lui-même moins important, d’un poème de peu de valeur, qui date de l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, 1918.

jeudi 20 novembre 2008

On ne se souvient pas

Il m’écrivait que dans la banlieue de Tokyo, il y a un temple consacré aux chats. « Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence d’affectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des chats une latte de bois couverte de caractères. Ainsi leur chatte Tora serait protégée. Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais au jour de sa mort personne ne saurait comment prier pour elle, comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom. Il fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir le rite qui allait réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps. » Il m’écrivait: « J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l’histoire. Comment se souvenir de la soif ? »

Chris Marker, Sans soleil (1983).

dimanche 16 novembre 2008

Telle une démangeaison



Telle une démangeaison par exemple hors de portée de sa main ou encore mieux à portée de sa main inerte. Une démangeaison ingrattable.

Samuel Beckett, Compagnie, éditions de Minuit, 1980.

jeudi 9 octobre 2008

A quoi je pense ? Je pense à une saucisse


Gérard de Saint-Jean, Saint Jean-Baptiste au désert.

A quoi je pense ? Je pense à une saucisse. C’est affreux. Jeunes gens, hommes qui servez l’État, vous en qui l’État place son espoir, prenez soin de m’examiner et de considérer en moi un horrifique exemple, car je suis tombé bien bas. Je n’arrive pas à m’arracher à la pensée que j’avais, tout à l’heure, une saucisse qui est perdue pour toujours à présent. Je l’ai sortie de mon armoire et à cette occasion, je l’ai mangée. […] J’ai fait usage de ce dont je pourrais encore faire usage si n’était pas arrivé ce qui est arrivé, qui est irréparable. […] Oh, cette saucisse, je le jure, c’était une splendeur. […] Encore maintenant, je pourrais l’entendre craquer, si je ne l’avais pas déjà fait craquer, et encore maintenant, il y aurait à mordre dans ce que trop vite hélas j’ai croqué.

Robert Walser, Morceaux de prose, traduit de l'allemand par Marion Graf, éditions Zoé, 2008.

mercredi 1 octobre 2008

Clope lève le nez et voit ces oies il tire et plouf l'oie tombe et Kiki va la chercher






Robert Pinget, Clope au dossier, éditions de Minuit, 1961.

vendredi 26 septembre 2008

Ce qui n’arrive pas


Boulevard de Puebla, 18 mars 1871

Noter ce qui vous arrive chaque jour n’est pas le genre d’écrit qu’il apprécie.
Noter ce qui n’arrive pas ?

Robert Pinget, Taches d'encre, éditions de Minuit, 1997.

jeudi 4 septembre 2008

Il n’y a plus rien dans sa tête, j’y mettrai le nécessaire


Ron Mueck, Mask II

J’ai renoncé avant de naître, ce n’est pas possible autrement, il fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans, c’est comme ça que je vois la chose, c’est lui qui a crié, c’est lui qui a vu le jour, moi je n’ai pas crié, je n’ai pas vu le jour, il est impossible que j’aie une voix, il est impossible que j’aie des pensées, et je parle et pense, je fais l’impossible, ce n’est pas possible autrement, c’est lui qui a vécu, moi, je n’ai pas vécu, il a mal vécu, à cause de moi, il va se tuer, à cause de moi, je vais raconter ça, je vais raconter sa mort, la fin de sa vie et sa mort, au fur et à mesure, au présent, sa mort seule ne serait pas assez, elle ne me suffirait pas, s’il râle, c’est lui qui râlera, moi je ne râlerai pas, c’est lui qui mourra, moi je ne mourrai pas, on l’enterra peut-être si on le trouve, je serai dedans, il pourrira, moi je ne pourrirai pas, il n’en restera plus que des os, je serai dedans, il ne sera plus que poussière, je serai dedans, ce n’est pas possible autrement, c’est comme ça que je vois la chose, la fin de sa vie et sa mort, comment il va faire pour finir, il est impossible que je le sache, je le saurai, au fur et à mesure, il est impossible que je le dise, je le dirai, au présent, il ne sera plus question de moi, seulement de lui, de la fin de sa vie et de sa mort, de l’enterrement si on le trouve, ça finira là, je ne vais pas parler de vers, d’os et de poussière, ça n’intéresse personne, à moins de m’ennuyer dans sa poussière, ça m’étonnerait, autant que dans sa peau, ici un long silence, il se noiera peut-être, il voulait se noyer, il ne voulait pas qu’on le trouve, une eau profonde et une meule au cou, élan éteint comme les autres, mais pourquoi un jour à gauche plutôt que dans une autre direction, ici un long silence, il n’y aura plus de je, il ne dira plus jamais je, il ne dira plus jamais rien, il ne parlera à personne, personne ne lui parlera, il ne parlera pas tout seul, il ne pensera pas, il ira, je serai dedans, il se laissera tomber pour dormir, pas n’importe où, il dormira mal, à cause de moi, il se lèvera pour aller plus loin, il ira mal, à cause de moi, il ne pourra plus rester en place, à cause de moi, il n’y a plus rien dans sa tête, j’y mettrai le nécessaire.

Samuel Beckett, Pour finir encore et autres foirades, éditions de Minuit, 1976, 1991.

mardi 26 août 2008

Se souvient-il un jour seulement d’avoir été sûr de quelque chose, un tant soit peu convaincu


Photo : Denis Dailleux

Le soir, dans le bureau-bibliothèque, il craque une allumette sur le frottoir, aspire une bouffée de cigare. Burns. Rbt Burns. Il faut y aller, se dit-il. Puis, illico, à quoi bon. C’est peu dire qu’il hésite, il est l’hésitation. Se souvient-il un jour seulement d’avoir été sûr de quelque chose, un tant soit peu convaincu. Non, il ne le croit pas, encore que, peut-être. Il hésite même sur la question de savoir si, oui ou non, il a toujours hésité. Une chose est sûre, toutefois, semble-t-il, cela doit changer. Car, avec ce tempérament, se dit-il, tu n’es pas au bout de tes peines ou alors, tu n’iras pas loin. (Il y a plusieurs formulations du désarroi de Boz.)
Il se lève. Il quitte la table. Il amorce un petit déplacement vers la double fenêtre et sort sur la terrasse. C’est la nuit maintenant. Chaude. Il s’accoude à la balustrade. Une grosse nuit chaude du plein été. De son poste d’observation ; il suit dans le port l’arrivée du dernier ferry. Le bateau glisse dans le silence, fictif presque, enfantin. Il n’est plus très loin de la digue, il double le vieux phare veuf de faisceaux. Mais la lauze des quartiers en contrebas masque une fois de plus les ultimes manœuvres d’approche et le sort de la pilotine, sur la droite, qui disparaît. Tout juste s’il imagine l’agitation à bord des hommes d’équipage, le choc amorti par les pneumatiques à demi immergés, les barbillons d’algues, les nappes d’huile. Ça y est. Autour de l’écubier, les câbles torsadés ont tendu leurs moustaches. La porte du garage s’entrouvre doucement sur une kyrielle impatiente – broum-broum – de passagers en auto.

[…]
Il se dit que, finalement, il suffit de regarder les gens vivre, ou soi-même. N’ajouter rien.

Christian Costa, L’Été deux fois, éditions de Minuit, 1989.

lundi 25 août 2008

Mortin

Avec les années, le vide s’est fait autour de moi, mon cher Mortin. La preuve je n’ai plus que toi avec qui causer.
Cela dit sans offense.

Robert Pinget, Taches d'encre, éditions de Minuit, 1997.

vendredi 22 août 2008

Omnia habentes, nihil possidentes



Mais l’évolution de la culture place le sujet en dehors d’elle-même, plus positivement encore, par l’informel et l’illimité déjà évoqués plus haut, qui caractérisent l’esprit objectif du fait du nombre illimité de ses producteurs. Chacun peut apporter sa contribution à la réserve des contenus culturels objectivés, sans se soucier le moins du monde des autres contribuants ; cette réserve prend à chaque époque culturelle une coloration précise, et donc de l’intérieur une limite qualitative : la réserve n’a pas raison de ne pas s’accroître à l’infini, de ne pas aligner livre après livre, chef-d’œuvre après chef-d’œuvre, invention après invention ; la forme de l’objectivité en tant que telle possède une capacité illimitée de réalisations. Mais avec cette capacité pour ainsi dire inorganique d’accumulation, elle devient, au plus profond, incommensurable avec la forme de la vie individuelle. Car la capacité de réception de cette dernière n’est pas seulement limitée selon sa force et sa durée, mais également par une certaine unité et relative clôture de sa forme ; c’est pourquoi elle opère un choix, dans un espace déterminé, parmi les contenus qui s’offrent à elle comme moyens de son évolution personnelle. Or, il semblerait que cette incommensurabilité n’ait pas besoin pour l’individu d’entrer dans la pratique, puisqu’il laisse de côté ce que son évolution spécifique ne peut pas assimiler. Mais cela n’est pas si facile. Cette réserve d’esprit objectif, se développant à l’infini, pose des exigences au sujet, éveille des velléités en lui, l’accable du sentiment de sa propre insuffisance et de sa propre impuissance, l’intrique dans des relations d’ensemble, à la totalité desquelles il ne peut se soustraire, même s’il n’est pas capable d’en maîtriser les contenus particuliers. Ainsi naît la situation problématique, si caractéristique de l’homme moderne : ce sentiment d’être entouré d’une multitude d’éléments culturels qui, sans être dépourvus de signification pour lui, ne sont pas non plus, au fond, signifiants ; éléments qui, en masse, ont quelque chose d’accablant, car il ne peut pas les assimiler intérieurement tous en particulier, ni non plus les refuser purement et simplement, parce qu’ils entrent pour ainsi dire potentiellement dans la sphère de son évolution culturelle. Pour caractériser cela, on pourrait retourner mot à mot la formule qui désignait les anciens franciscains dans leur bienheureuse pauvreté, leur absolu détachement de toutes les choses qui voulaient encore détourner l’âme de son droit chemin en l’attirant dans une voie passant par elles-mêmes : nihil habentes, omnia possidentes – au lieu de cela, les êtres humains de cultures riches et encombrées sont : omnia habentes, nihil possidentes.

Georg Simmel, « Le Concept et la tragédie de la culture » (1911), La Tragédie de la culture et autres essais, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, éditions Rivages, 1988.

mercredi 20 août 2008

mardi 12 août 2008

mercredi 6 août 2008

La trace d'une fidélité dont nous nous croyons incapables



C'est sans doute parce que nous sommes rarement capables d'être fidèles à nos éblouissements, à ces moments de brusques apparitions de la certitude que nous aimons le récit des emportements irrémédiables de l'esprit (Blaise Pascal, Paul Claudel, Paul de Tarse ou Rancé, on se redit toujours les mêmes). Si nous voulons toujours connaître les lieux de l'action (tel pilier, tel chemin écarté), si nous aimons à en identifier les traces (le graphe maladroit d'une épiphanie, le papier froissé, cousu dans une doublure, la densité d'un silence), c'est moins pour avoir vue sur l'intimité de l'auteur que pour suivre de loin la trace d'une fidélité dont nous nous croyons incapables : après l'illumination, accepter de suivre le long et obscur chemin, se confier à l'aveuglante lumière de son obscurité.

Nathalie Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, éditions Allia, 2006.

dimanche 3 août 2008

L’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même

À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes dans les cafés de la jeunesse perdue.

« Pour parler clairement et sans paraboles, — nous sommes les pièces d’un jeu que joue le ciel. — On s’amuse avec nous sur l’échiquier de l’Être, — et puis nous retournons un par un dans la boîte du Néant. »

[…] « Bernard, Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera pas toujours… »

Mais rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite lettre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu.

Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, éditions Gérard Lebovici, 1990, éditions Gallimard, 1999.

vendredi 1 août 2008

Fatigué


David Levine

Le Times du 25 février 1984 rapporte qu’un lecteur enthousiaste s’est présenté à l’écrivain en déclarant : « Excusez-moi monsieur Beckett, j’ai été votre admirateur toute ma vie, je vous lis depuis quarante ans. » A quoi l’auteur a répondu : « Vous devez être très fatigué. »

Nathalie Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, éditions Allia, 2006.

mercredi 30 juillet 2008

* * *



Quelque chose manque au paysage. C'est un oeil joyeux.


Robert Pinget, Taches d'encre, éditions de Minuit, 1997.


Photo : Nacho Lopez

Estragon. — Fous-moi la paix avec tes paysages ! Parle-moi du sous-sol !

Samuel Beckett, En attendant Godot, éditions de Minuit, 1952.

mardi 29 juillet 2008

Parler tout seul ou écrire

Il faut parler à ses amis pour savoir ce qu’on pense. Mais si on n’a pas d’amis ? Parler tout seul ou écrire, ce qui ne nous apprend rien.

Robert Pinget, Le Harnais, éditions de Minuit, 1984.

lundi 28 juillet 2008

Il lit Pétrarque

Il lit Pétrarque : « Il y a, dit-on, plusieurs genres de mélancolie. Les uns jettent des pierres, les autres écrivent des livres. Écrire pour celui-ci est le commencement de la folie, pour celui-là, c’en est la fin. »

Nathalie Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, éditions Allia, 2006.

dimanche 27 juillet 2008

Arkansas State Prison, 1915-1937



Photographs from the Arkansas State Prison 1915-1937, found and printed by Bruce Jackson.

mardi 8 juillet 2008

La vase est remuée

Mon existence, comme un marais dormant, est si tranquille que le moindre événement y tombant y cause des cercles innombrables, et la surface ainsi que le fond est longtemps avant de reprendre sa sérénité ! Les souvenirs que je rencontre ici à chaque pas sont comme des cailloux qui déboulent, par une pente douce, vers un grand gouffre d’amertume que je porte en moi. La vase est remuée ; toutes sortes de mélancolies, comme des crapauds interrompus dans leur sommeil, passent la tête hors de l’eau et forment une étrange musique ; j’écoute. Ah ! comme je suis vieux, comme je suis vieux, pauvre chère Louise !

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 14 août 1858.

vendredi 4 juillet 2008

Une question d’habileté


Photo : John Loengard

Savoir vivre dans la déception s’apprend dès l’enfance. Comme tout séjour de longue durée, il peut devenir confortable. C’est une question d’habileté mais aussi de certitude qu’on y est pour longtemps (celui qui croit pouvoir sortir de la déception en perpétue indéfiniment l’inconfort).

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

jeudi 3 juillet 2008

mardi 1 juillet 2008

Il se surprend à dire

Il se surprend à dire depuis quelques années j’ai bien diminué dans mon estime.

Robert Pinget, Taches d’encre, éditions de Minuit, 1997.

jeudi 26 juin 2008

mardi 24 juin 2008

Le fait a le dernier mot


Photo : Bernd & Hilla Becher

Le fait a le dernier mot, la connaissance se contente de sa répétition, le penser se réduit à sa simple tautologie. Plus la machinerie intellectuelle se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le reproduire aveuglément.

Max Horkheimer & Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, Gallimard, 1974.

lundi 23 juin 2008

dimanche 22 juin 2008

Le point auquel on s’emmerde


Photo : Rui Palha

J’étais jamais allé à Paris, chose bizarre, c’est seulement à ce moment-là que je m’en rends compte. Je visite la ville. Jacquie est blasée. On va au Trocadéro, pour le Musée de la Marine et le Musée de l’Homme et au Palais de la découverte. Jacquie, elle abandonne en chemin, elle s’emmerde trop.
Moi, je suis fasciné, je le dis. Tout ce que la civilisation a produit. C’est impressionnant de richesse, et par contrecoup, la pauvreté de l’existence est impressionnante aussi. Quand je dis pauvreté de l’existence, je ne parle pas des marchandises. J’ai tout ce que je veux, moi par exemple, en fait de voiture, machine à laver la vaisselle, etc. Ou du moins, j’ai ce qu’il me faut. Une découverte pour draguer, et de l’électro-ménager pour les petits travaux quand par hasard j’ai lieu de bouffer chez moi. Par pauvreté de l’existence, je veux dire le point auquel on s’emmerde. C’est extraordinaire, le point où on s’emmerde.

Jean-Patrick Manchette, L’Affaire N’Gustro, Gallimard, 1971.

dimanche 25 mai 2008

vendredi 23 mai 2008

jeudi 22 mai 2008

Comme s’il se tenait là, devant lui

Mais il est perdu maintenant ce regard qui voyait le monde du point de vue des morts. Comme s’il se tenait là, devant lui, dans l’obscurité du soleil, le monde est exactement tel qu’il apparaît au regard de ceux qui ont disparu, tel il est. Ce regard mortellement triste a dispensé sans jamais s’épuiser toute sa chaleur et son espoir dans la vie refroidie.

Theodor W. Adorno, En mémoire de Walter Benjamin, Sur Walter Benjamin, édition établie par Rolf Tiedemann, traduit de l’allemand par Christophe David, éditions Allia.

mercredi 21 mai 2008

Arkansas State Prison, 1915-1937



Photographs from the Arkansas State Prison 1915-1937, found and printed by Bruce Jackson.

mercredi 14 mai 2008

Lanterne


Photo : Marc Riboud

Le Diogène moderne. – Avant de chercher l’homme, il faut avoir trouvé la lanterne. Sera-ce nécessairement la lanterne du cynique ?

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, III. Le Voyageur et son ombre, § 18, traduction de l'allemand par A. M. Desrousseaux & H. Albert, revue par Angèle Koemer-Marietti.

jeudi 17 avril 2008

mardi 15 avril 2008

Un truc qui permettait à la mouche d’entrer mais pas de sortir



Progrès et régression.
– On inventa un verre qui laissait passer les mouches. La mouche s’amenait, poussait un peu de la tête et hop, elle était de l’autre côté. Joie débordante de la mouche. Dommage qu’un savant ait tout fichu par terre en découvrant un truc qui permettait à la mouche d’entrer mais pas de sortir, ou vice-versa, à cause de je ne sais quelle flexibilité des fibres de verre, qui était salement fibreux. Aussitôt on inventa l’attrape-mouches en plaçant un morceau de sucre de l’autre côté dudit verre et beaucoup de mouches moururent de désespoir. C’est ainsi que prit fin toute possibilité de fraterniser avec ces animaux dignes d’un sort meilleur.

Julio Cortázar, Cronopes et fameux (1962), traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1977.

jeudi 3 avril 2008

Spéculant sur l’utile sans y joindre l’agréable



Une des erreurs de la politique civilisée est de compter pour rien le plaisir, ignorer qu’il doit entrer pour moitié dans toute spéculation sur le bonheur social. C’est la morale qui fausse ainsi les esprits sur ce point, et qui les engage dans cette politique simple, spéculant sur l’utile sans y joindre l’agréable. Qu’en résulte-t-il ? Qu’elle ne peut procurer l’utile aux sociétés humaines, le nécessaire et le travail au peuple.

Charles Fourier, Des modifications à introduire dans l’architecture des villes, Œuvres complètes, t. XII, 1966.

mercredi 26 mars 2008

La contestation est toujours une contestation unanimement admise



Pour bien comprendre notre époque, il faut d’abord admettre que la réalité, ou ce qui en tient lieu, est devenue un simulacre qui semble incontestable et demeure jusqu’ici incontesté. On observe quotidiennement le constant appauvrissement de la critique contemporaine qui accepte comme des vérités intangibles les mensonges dominants les plus performants ; qui semble éprouver un goût immodéré pour la vie vécue par procuration et qui participe, sans « états d’âme », à un accroissement général de la servitude volontaire. Dans un monde hypercapitaliste qui élabore en permanence de nouvelles séries de « fictions sociales », la contestation est toujours une contestation unanimement admise.

Jordi Vidal, Servitude & simulacre en temps réel et flux constant. Réfutation des thèses réactionnaires et révisionnistes du postmodernisme, Allia, 2007.

mardi 18 mars 2008

Comme le mot oublié, encore sur nos lèvres il y a un instant


Jamais plus nous ne pouvons recouvrer tout à fait ce qui est passé. Et c’est peut-être une bonne chose. Le choc de la retrouvaille serait si destructeur qu’il nous faudrait cesser sur-le-champ de comprendre notre nostalgie. Mais c’est ainsi que nous la comprenons, et d’autant mieux que le passé est plus profondément enfoui en nous. Comme le mot oublié, encore sur nos lèvres il y a un instant, qui délivrerait notre langue dans une envolée démosthénienne, le passé nous semble alourdi de toute la vie vécue qu’il nous promet. Il se peut que ce qui rende le passé si lourd et si prégnant ne soit rien d’autre que la trace d’habitudes disparues dans lesquelles nous ne pourrions plus nous retrouver. La manière dont ce passé est combiné aux grains de poussière de notre demeure en ruine est peut-être le secret qui explique sa survie.

Walter Benjamin, « La boîte de lecture », Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, nouvelle édition revue, Maurice Nadeau, 1988.

samedi 8 mars 2008

On pourrait être sincère, sans dire toute la vérité ; on pourrait, sans mentir, ne pas la dire toute


109. La réserve n’est pas un moyen terme entre la vérité et le mensonge car entre ces deux termes, il n’y a rien. Elle ne s’oppose pas, ni à la vérité, ni à la sincérité – mais à la franchise. « Entre la véracité et le mensonge il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant sa pensée toute la vérité bien que l’on ne dise rien qui ne soit pas vrai. » (Kant) Elle me contraint à penser que l’on pourrait être sincère, sans dire toute la vérité ; que l’on pourrait, sans mentir, ne pas la dire toute.

(...)

113. Tel est l’« enseignement » que Maria von Herbert reçoit de Kant. « Le défaut de sincérité est une corruption de la façon de penser et un mal absolu. Celui qui n’est pas sincère dit des choses dont il sait pertinemment qu’elles sont fausses ; dans la Doctrine de la vertu cela s’appelle « le mensonge ». Aussi inoffensif soit-il, il n’est pas pour autant innocent ; bien plus, il porte gravement atteinte au devoir qu’on a envers soi-même, et qui est absolument irrésistible parce que sa transgression abaisse la dignité humaine dans notre propre personne et attaque notre manière de penser à la racine ; en effet, la tromperie sème partout le doute et le soupçon, et ôte à la vertu elle-même la confiance qu’elle inspire dès lors qu’il faut la juger d’après ses apparences. »

Hélène Frappat, Sous réserve, éditions Allia, 2004.

vendredi 15 février 2008

Campé



Dimanche 12.
Partis de Vodji à 6 h. passé à Cotto à 8 h 1/2. Halte à la rivière de Dalahmaley, 10 h 40. Relevés à 2 h. Campé à Dalahmaley à 4 h 1/2.

Lundi 13.
Levés à 5 h 1/2. Arrivée à Biokabouba à 9 h. Campé.

Mardi 14.
Levés à 5 h 1/2. Les porteurs marchent très mal. À 9 h 1/2, halte à Arrouina. On me jette par terre à l’arrivée. J’impose 4 thalaris d’amende : Mouned Souyn 1 thaler, Abdulahé 1 thaler, Abdulah 1 thaler, Baker 1 thaler. Arrivée à Samado à 5 h 1/2.

Arthur Rimbaud, Itinéraire de Harrar à Warambot, avril 1891, Œuvres complètes (sic), texte établi et annoté par Rolland de Renéville et Jules Mouquet, Gallimard ; Bibliothèque de la Pléiade, 1954.

jeudi 7 février 2008

mardi 8 janvier 2008

Il aura la forme du général Debelle, mort à Saint-Domingue



(…)

Article 2
Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne.

(…)

Article 4
Miracle. Le privilégié ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à la passion, comme nous croyons qu’Héloïse le fut d’Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant une bague du doigt, les sentiments inspirés en vertu de privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance en regardant l’être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l’amour passion, huit fois pour l’amitié, vingt fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour l’inspiration d’une simple bienveillance.

Article 5
Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée. Odeur suave et légère. Le 1er février et le 1er juin de chaque année les habits du privilégié deviennent comme ils étaient la troisième fois qu’il les a portés.

Article 6
Miracles. Aux yeux de tous ceux qui ne le connaissent pas, le privilégié aura la forme du général Debelle, mort à Saint-Domingue, mais aucune imperfection. Il jouera parfaitement au whist, à l’écarté, au billard, aux échecs, mais ne pourra jamais gagner plus de cent francs ; il tirera le pistolet, il montera à cheval, il fera des armes dans la perfection.

Article 7
Miracle. Quatre fois par an il pourra se changer en l’animal qu’il voudra, et ensuite se rechanger en homme. (…)

Article 8
Quand l’homme privilégié portera sur lui ou au doigt pendant deux minutes une bague qu’il aura portée un instant dans sa bouche, il deviendra invulnérable pour le temps qu’il aura désigné. Il aura dix fois par an la vue de l’aigle et pourra faire en courant cinq lieues en une heure.

(…)

Article 14
Si le privilégié voulait raconter ou révélait un des articles de son privilège, sa bouche ne pourrait former aucun son, et il aurait mal aux dents pendant vingt quatre heures.

Article 15
Le privilégié prenant une bague au doigt et disant : « Je prie que les insectes nuisibles soient anéantis », tous les insectes à six mètres de sa bague, dans tous les sens, seront frappés de mort. Ces insectes sont puces, punaises, poux de toute espèce, morpions, cousins, mouches, rats, etc., etc. Les serpents, vipères, lions, tigres, loups et tous les animaux venimeux prendront la fuite, saisis de crainte et s’éloigneront d’une lieue.

(…)

Article 23
Dix fois par an, le privilégié pourra être transporté au lieu où il voudra, à raison de une heure pour cent lieues ; pendant le transport il dormira.

Henri Beyle dit Stendhal, Les Privilèges, Rome, 10 avril 1840, Œuvres intimes, tome 2, édition établie par Victor Del Litto, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982.

mercredi 2 janvier 2008

Des terreurs, des privations, des appauvrissements, des minuits de l’âme, des aventures, des risques, des coups manqués



La volonté de souffrance et les compatissants.
— Vous est-il à vous-mêmes avantageux d’être avant tout des hommes compatissants ? (...) Cela même dont nous souffrons le plus profondément et le plus personnellement est incompréhensible et inaccessible à presque tous les autres : c’est en quoi nous restons cachés au prochain, dût-il manger avec nous à la même marmite. Partout, en revanche, où nous sommes remarqués en tant que souffrants, notre souffrance est expliquée de la manière la plus plate ; il appartient à la nature de l’affection compatissante de dévêtir la souffrance étrangère de ce qui lui est essentiellement personnel : — nos « bienfaiteurs » plus que nos ennemis sont les rapetisseurs de notre valeur et de notre volonté. A voir la plupart des bienfaits dont on use envers les malheureux, il y a je ne sais quoi de révoltant dans la désinvolture intellectuelle avec laquelle le compatissant se plaît à jouer le rôle du destin : il ignore tout de cet enchevêtrement et de ces conséquences intérieures qui se nomment malheur pour moi et pour toi ! L’ensemble de l’économie de mon âme et la compensation de celle-là par le « malheur », l’irruption de nouvelles sources et de nouveaux besoins, la cicatrisation d’anciennes blessures, le refoulement de différents passés — tout ceci qui peut être lié au malheur, n’inquiète nullement la chère âme compatissante : elle veut secourir et ne songe à aucun moment qu’il existe une nécessité personnelle du malheur qu’à toi comme à moi, des terreurs, des privations, des appauvrissements, des minuits de l’âme, des aventures, des risques, des coups manqués sont aussi nécessaires que leurs contraires, et que même, pour m’exprimer de façon mystique, le chemin qui conduit à notre ciel personnel passe toujours par la volupté de notre propre enfer. Non, l’âme compatissante n’en sait rien : la « religion de la pitié » (ou le « cœur ») commande de secourir, et l’on croit avoir le mieux secouru quand on a secouru le plus promptement. Si vous autres adeptes de pareille religion pratiquez réellement pour vous-mêmes cet état d’esprit dont vous témoignez envers vos semblables, qui ne voulez pas même laisser une heure durant votre propre souffrance se reposer en vous-mêmes pour aller sans cesse au devant de toute sorte de malheur possible, si vous éprouvez absolument la souffrance et le déplaisir en tant que mauvais, haïssables, dignes d’être supprimés, en tant que tare de l’existence : c’est qu’outre votre religion de la pitié, vous avez encore une autre religion dans le cœur, et celle-ci est peut-être la mère de celle-là : — la religion du confort ! Ah ! Combien peu de choses savez-vous de la félicité de l’homme, vous autres âmes confortables et bienveillantes ! — Car bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui ou bien grandissent ensemble ou bien, comme c’est le cas chez vous, — demeurent petits ensemble !

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 338, édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. de l’allemand par Pierre Klossowski, édition revue, corrigée et augmentée par Marc B. de Launay, Gallimard, Folio Essais.

mardi 18 décembre 2007

mardi 11 décembre 2007

La meilleure des polices


Det Kongelige Bibliotek, Copenhague, ms. GKS 1633 4° (XVe s.).

Les apologistes du travail
. – Dans la glorifications du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi, une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !

Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, § 173, traduit de l’allemand par Julien Hervier, Gallimard, 1970.