mercredi 2 janvier 2008

Des terreurs, des privations, des appauvrissements, des minuits de l’âme, des aventures, des risques, des coups manqués



La volonté de souffrance et les compatissants.
— Vous est-il à vous-mêmes avantageux d’être avant tout des hommes compatissants ? (...) Cela même dont nous souffrons le plus profondément et le plus personnellement est incompréhensible et inaccessible à presque tous les autres : c’est en quoi nous restons cachés au prochain, dût-il manger avec nous à la même marmite. Partout, en revanche, où nous sommes remarqués en tant que souffrants, notre souffrance est expliquée de la manière la plus plate ; il appartient à la nature de l’affection compatissante de dévêtir la souffrance étrangère de ce qui lui est essentiellement personnel : — nos « bienfaiteurs » plus que nos ennemis sont les rapetisseurs de notre valeur et de notre volonté. A voir la plupart des bienfaits dont on use envers les malheureux, il y a je ne sais quoi de révoltant dans la désinvolture intellectuelle avec laquelle le compatissant se plaît à jouer le rôle du destin : il ignore tout de cet enchevêtrement et de ces conséquences intérieures qui se nomment malheur pour moi et pour toi ! L’ensemble de l’économie de mon âme et la compensation de celle-là par le « malheur », l’irruption de nouvelles sources et de nouveaux besoins, la cicatrisation d’anciennes blessures, le refoulement de différents passés — tout ceci qui peut être lié au malheur, n’inquiète nullement la chère âme compatissante : elle veut secourir et ne songe à aucun moment qu’il existe une nécessité personnelle du malheur qu’à toi comme à moi, des terreurs, des privations, des appauvrissements, des minuits de l’âme, des aventures, des risques, des coups manqués sont aussi nécessaires que leurs contraires, et que même, pour m’exprimer de façon mystique, le chemin qui conduit à notre ciel personnel passe toujours par la volupté de notre propre enfer. Non, l’âme compatissante n’en sait rien : la « religion de la pitié » (ou le « cœur ») commande de secourir, et l’on croit avoir le mieux secouru quand on a secouru le plus promptement. Si vous autres adeptes de pareille religion pratiquez réellement pour vous-mêmes cet état d’esprit dont vous témoignez envers vos semblables, qui ne voulez pas même laisser une heure durant votre propre souffrance se reposer en vous-mêmes pour aller sans cesse au devant de toute sorte de malheur possible, si vous éprouvez absolument la souffrance et le déplaisir en tant que mauvais, haïssables, dignes d’être supprimés, en tant que tare de l’existence : c’est qu’outre votre religion de la pitié, vous avez encore une autre religion dans le cœur, et celle-ci est peut-être la mère de celle-là : — la religion du confort ! Ah ! Combien peu de choses savez-vous de la félicité de l’homme, vous autres âmes confortables et bienveillantes ! — Car bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui ou bien grandissent ensemble ou bien, comme c’est le cas chez vous, — demeurent petits ensemble !

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 338, édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. de l’allemand par Pierre Klossowski, édition revue, corrigée et augmentée par Marc B. de Launay, Gallimard, Folio Essais.