mardi 31 mars 2015

Il faut s’y faire

Ceux pour qui les choses tournent un peu mal s’en rendent compte assez bien. Du moins ils en ont le sentiment mais dans leur tête c’est moins clair, et ils s’en laissent facilement détourner. Comme leur corps, leur sentiment s’ébranle et cahote à la cadence du véhicule qui le matin les conduit à l’usine ou au bureau. Les habitudes apportent tout au plus un certain soulagement, comme une drogue très légère qu’on a du mal à identifier comme telle. Toute la vie dans la société bourgeoise en est imprégnée, c’est ce qui la rend supportable. Quand la situation est absolument désespérée en revanche, pas seulement monotone mais destructrice, il se forme un contrepoison bien plus fort qui vient de nous-mêmes. C’est le léger étourdissement qu’éprouvent déjà les collégiens quand les notes deviennent de plus en plus mauvaises et qu’il y a vraiment de la catastrophe dans l’air ; les adultes sentent cela autrement mais c’est du même ordre : quand on a jeté sa dernière carte et tout perdu, on ressent parfois cette félicité tout illusoire d’être au bout de son rouleau. Une félicité molle qui amortit les coups et les écarte, pour un temps du moins. On n’en tire pas la moindre énergie mais, tandis que les habitudes nous abrutissent, la petite ivresse qui étincelle dans le malheur est la jouissance d’un défi — et d’un défi qui n’a même plus besoin apparemment de tenir tête, qui, étrangement, libère, ne serait-ce qu’un court instant. Il y a là un élément caché, qui n’a pas été mis en jeu, à la fois comme viatique et comme lumière — et pas seulement comme lumière intérieure

Ernst Bloch, Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.