dimanche 18 mars 2007

Tant que les vérités ne nous enfoncent pas de couteaux dans la chair



Utiliser ses heures dangereuses. – On apprend à connaître tout autrement un homme ou une situation lorsque chaque mouvement risque de mettre en danger, pour nous et pour ceux qui nous sont le plus cher, les biens, les honneurs, la vie ou la mort : ainsi Tibère, par exemple, doit avoir réfléchi plus profondément et avoir su plus de choses sur la nature intime de l’empereur Auguste que cela ne saurait être possible au plus sage historien. Or nous vivons tous, comparativement, dans une beaucoup trop grande sécurité pour pouvoir devenir de bons connaisseurs d’hommes : l’un connaît par dilettantisme, l’autre par ennui, le troisième par habitude ; ils ne se disent jamais : « Connais ou péris ». Tant que les vérités ne nous enfoncent pas de couteaux dans la chair, nous conservons secrètement en nous une réserve dédaigneuse à leur égard : elles nous paraissent encore trop semblables aux « rêves emplumés », comme si nous pouvions indifféremment les avoir ou ne pas les avoir – comme si quelque chose en elles dépendait de notre bon vouloir, comme si nous pouvions nous réveiller aussi de ces vérités personnelles !

Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, § 460, traduit de l’allemand par Julien Hervier, Gallimard, 1970.