jeudi 6 février 2014

L’inoffensive folie de se sentir être, avoir été

Il tomba sur eux l’ombre d’un homme géant. Son tablier s’arrêtait à mi-cuisse. Camier le regarda, lui regarda Mercier et Mercier se mit à regarder Camier. Ainsi, sans que les regards se croisassent, fut-il engendré des images d’une grande complexité, chacun jouissant de soi-même en trois versions distinctes et simultanées et en même temps, quoique plus obscurément, des trois versions de soi dont jouissaient les deux autres, soit au total neuf images difficilement conciliables, sans parler des excitations nombreuses et confuses se bousculant dans les marges du champ. Cela faisait un mélange plutôt pénible, mais instructif, instructif. Ajoutez-y les multiples regards dont les trois étaient l’objet, au milieu d’un nouveau silence, et vous aurez une faible idée de ce à quoi on s’expose en voulant faire le malin, je veux dire en quittant l’enceinte vide, sombre et close où tous les quelques âges, le temps d’une seconde, rougeoie la lointaine lueur, l’inoffensive folie de se sentir être, avoir été.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.