Le Chauffe-larmes
Le chauffe-larmes va tous les jours au cinéma. Pas besoin que ce soit
toujours du nouveau, il est aussi attiré par des programmes anciens,
le principal, c’est qu’ils atteignent leur but et lui arrachent
des larmes abondantes. On reste assis dans l’ombre, sans que les
autres vous voient, et on attend d’être exaucé. Le monde est dur
et sans cœur, et qui voudrait vivre sans sentir cette chaude
humidité sur ses joues ? Dès que les larmes commencent à
ruisseler, on se sent bien, on est très calme et ne fait pas un
geste, on se garde bien d’essuyer quoi que ce soit avec son
mouchoir, chaque larme doit prodiguer sa chaleur jusqu’au bout, et,
qu’elle arrive jusqu’à la bouche ou jusqu’au menton, ou
qu’elle parvienne à couler sur le cou et jusque sur la poitrine,
lui l’accepte avec une retenue pleine de gratitude et ne se lève
qu’après un bain généreux.
Les choses n’ont pas toujours été aussi faciles pour le
chauffe-larmes, il y a eu des époques où il en était réduit à
son propre malheur, et quand il faisait défaut ou tardait à venir,
il avait l’impression de geler. Il errait, irrésolu, dans la vie,
toujours en quête d’une perte, d’une douleur, d’un deuil
inconsolable. Mais les gens ne meurent pas toujours quand on voudrait
être triste, la plupart ont la vie dure et font des difficultés. Il
lui arrivait d’attendre de pied ferme un événement bouleversant,
sentant déjà dans tous ses membres un picotement d’aise. Mais
alors – quand on s’y croyait déjà –, rien ne se passait, on
avait perdu son temps et il fallait chercher une autre occasion et
reprendre l’attente depuis le début.
Le chauffe-larmes a dû passer par bien des déceptions avant de
découvrir que personne n’a jamais assez d’épreuves dans sa vie
pour y trouver son compte. Il a essayé un peu de tout, il a même
essayé la joie. Mais quiconque en a fait un tant soit peu
l’expérience sait qu’avec les larmes de joie on ne va pas loin.
Même quand elles vous emplissent les yeux, ce qui peut arriver à
l’occasion, elles ne se mettent pas vraiment à ruisseler, et, pour
ce qui est de la durée de leur effet, autant n’en pas parler. La
fureur non plus, la colère non plus, à l’expérience, ne rendent
guère mieux. Il n’y a qu’un motif qui agisse à coup sûr :
des pertes, des pertes d’un caractère irréparable devant
d’ailleurs être préférées à toutes les autres, surtout quand
elles touchent des êtres qui ne le méritent pas.
Le chauffe-larmes a un long apprentissage derrière lui, mais maintenant
il est passé maître. Ce qui ne lui est pas accordé, il va le
chercher chez les autres. Quand ils ne lui sont absolument rien :
êtres inconnus, inaccessibles, beaux, innocents et grands, l’effet
s’intensifie, il en devient inépuisable. Mais lui n’en subit
aucun dommage, et il sort tranquillement du cinéma pour rentrer chez
lui. Rien n’y a changé, il ne se fait pas de soucis, n’a pas à
se préoccuper du lendemain.
Elias Canetti, Der Ohrenzeuge: Fünfzig Charaktere, 1974, Le Témoin auriculaire : cinquante caractères, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery, Albin Michel, 1985.