lundi 27 septembre 2010

Tous bagnards, tous tatoués



Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire, on me l’a fait savoir, on m’a traité de fort en thème : j’en suis un ; mes livres sentent la sueur et la peine ; j’admets qu’ils puent au nez de nos aristocrates ; je les ai souvent faits contre moi, ce qui veux dire contre tous, dans une contention d’esprit qui a fini par devenir une hypertension de mes artères. On m’a cousu mes commandements sous la peau : si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j’écris trop aisément, elle me brûle aussi. Cette exigence fruste me frappe aujourd’hui par sa raideur, par sa maladresse : elle ressemble à ces crabes préhistoriques et solennels que la mer porte sur les plages de Long Island ; elle survit, comme eux, à des temps révolus. Longtemps, j’ai envié les concierges de la rue Lacépède, quand le soir et l’été les font sortir sur le trottoir, à califourchon sur leurs chaises : leurs yeux innocents voyaient sans avoir pour mission de regarder.
Seulement voilà : à part quelques vieillards qui trempent leur plume dans l’eau de Cologne et de petits dandies qui écrivent comme des bouchers, les forts en version n’existent pas. Cela tient à la nature du Verbe : on parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère. J’en conclus que nous sommes tous pareils dans notre métier : tous bagnards, tous tatoués.

Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964.