vendredi 11 septembre 2009

Et voilà, nous sommes presque arrivés



J’ai remarqué aussi que nous ne trouvons plus nulle part à nous reposer. Par cette raison que le repos de l’âme suppose un univers durable autour de soi, essentiellement imperturbable quant à nos péripéties et conservant nos ruines en son fonds abondant ; où les générations circuleraient dans la perpétuité du genre humain et du monde habité : ses paysages, ses mœurs, ses langages, ses villes ; qu’on laisserait après soi à ceux qui sont venus entre-temps, et qui rappellerait nos vies à leur fugitivité, à l’agréable devoir que nous avons de vivre heureusement ce bref séjour
Ici, où l’économie rationnelle nous a déportés, tout est de la veille, hâtif, électrique et nouveau, et semble-t-il truqué, bruyant et fébrile, qu’une rapide décrépitude emporte. Les rues nouvelles ne se souviennent pas de nous, ni les cafés plusieurs fois neufs depuis que notre jeunesse s’y hasardait suivant les fantômes de l’autre siècle : assis là parmi cette laideur de toc et de clinquant, de bruits idiots, on s’y sent plus ancien et moins provisoire, on ne reconnaît rien autour de soi, ni les gens.
On cherche à se souvenir de cet autrefois où nous étions, à la réflexion si proche ; comment l’après-midi s’égouttait paisiblement dans les cafés pleins d’ombre, comment l’âme trouvait à s’y délasser et comment revenant sur nos pas bien plus tard il nous semblait aller à sa rencontre. Mais les décors criards et les camelotes du retour d’investissement n’offrent que des heures factices et vides, la pensée s’y décourage, part en lambeaux, tout en devient indifférent et comme posthume, et même celle qu’on y attend.
Ainsi c’est nous désormais qui faisons figure d’antiquités, d’arriérations vivantes, si peu que l’on ait vécu. Que reste-t-il du monde où nous sommes venus et de tout ce que nous aimions ? Absolument rien : les descriptions de Paris vieilles d’à peine la moitié d’une vie d’homme nous sont comme d’une fabuleuse Atlantide. On s’amusera de dire que Baudelaire a déjà réclamé là-dessus, mais ce sera bêtement : il a vu se mettre en route la machine du progrès, et voilà, nous sommes presque arrivés.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.