Fin des fantômes
Il était vital de se souvenir et d’assurer la conservation du passé quand la densité de population était faible. Peu d’objets étaient manufacturés et seul l’espace était une donnée abondante. On ne pouvait se passer des autres alors, même une fois mort. Au contraire, dans les sociétés urbaines de la fin du XXe siècle, où chacun est instantanément remplaçable et superflu depuis le jour même de sa naissance, il nous faut sans cesse jeter du lest par dessus bord et oublier tout ce dont nous risquerions de nous souvenir : notre jeunesse, notre enfance, nos origines, nos prédécesseurs et nos ancêtres. Sur Internet a récemment été créé un site funéraire, « Memorial Grove » : vous pouvez y « enterrer » vos chers disparus et aller leur rendre hommage sur leur tombe virtuelle. Mais ce cimetière virtuel à son tour sera atteint de caducité, finira par se dissoudre dans l’éther, et le passé tout entier s’écoulera en un flot informe et silencieux. Au jour de notre mort, quittant un présent sans mémoire, entrant dans un futur qu’aucun esprit ne peut envisager, nous quitterons la vie sans ressentir le besoin d’y séjourner plus longtemps ni même d’y revenir de temps à autres.
W. G. Sebald, Camposanto, 2003 ; traduit de l’allemand par Marie De Gandt.