dimanche 15 août 2021

les instincts de masse, en s’égarant, sont devenus étrangers à la vie

Étrange paradoxe : les gens n’ont à l’esprit, quand ils agissent, que l’intérêt privé le plus étroit, mais ils sont en même temps plus déterminés que jamais par leurs instincts de masse dans leurs comportements. Et, plus que jamais, les instincts de masse, en s’égarant, sont devenus étrangers à la vie. Là où la pulsion obscure de l’animal – comme le racontent d’innombrables anecdotes – trouve une issue au danger menaçant, qui semble encore invisible, cette société, où chacun n’a en vue que sa propre et médiocre prospérité, tombe alors en décadence, avec une apathie animale mais sans le vague savoir des animaux, comme une masse aveugle à tout danger, même le plus proche, et la diversité des buts individuels perd toute importance devant l’identité des forces déterminantes. On a observé encore et toujours que leur penchant pour la vie habituelle, depuis longtemps perdue déjà, est tellement rigide qu’il fait échec, même lors d’un extrême péril, à l’usage proprement humain de l’intellect, à savoir la prévoyance. De sorte qu’en elle, l’image de la bêtise se complète : incertitude et même perversion des instincts vitaux, impuissance et même décadence de l’intellect.


Walter Benjamin, Einbahnstraße, 1928, Rue à sens unique, ¶ Panorama impérial, traduction de l'allemand par Anne Longuet Marx,  Allia, 2015.