jeudi 5 février 2015

Nous aurons été pour si peu de chose dans sa vie…

Chaque soir, je savais qu’aux environs de vingt et une heures quarante-cinq minutes, elle dirait, sur la scène, face au public :
« Nous aurons été pour si peu de chose dans sa vie… »
Et de l’écrire aujourd’hui, un demi-siècle plus tard – ou même après un siècle, je ne sais plus compter les années – j’oublie un instant ce sentiment de vide que j’éprouve. Taxi qui attendait à huit heures du soir, peur d’arriver après le lever du rideau, canadienne à cause de l’hiver et de la neige, gestes qui étaient quotidiens et qui sont abolis, pièce de théâtre que personne ne verra plus jamais, rires et applaudissements perdus, théâtre lui-même que l’on a détruit… Nous aurons été pour si peu de chose dans sa vie...

Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, Gallimard, 2012.