lundi 22 septembre 2014

C’est là qu’on voudrait se coucher

Un chemin encore carrossable traverse la haute lande. C’est l’ancien chemin des armées. Il coupe à travers de vastes tourbières, à cinq cents mètres d’altitude, mille si vous aimez mieux. Il ne dessert plus rien. Quelques forts en ruines, quelques maisons en ruines. La mer n’est pas loin, les vallées qui descendent vers l’est permettent de la voir, elle n’a guère plus de couleur que le ciel qui n’en a guère, elle est comme une cimaise. Dans les plis de la lande des lacs sont cachés, il faut quitter la route pour les voir, de petits sentiers y mènent, de hautes falaises les surplombent. Tout semble plat, ou en pentes douces, et cependant on passe tout près de hautes falaises, sans en soupçonner l’existence. De granit, par-dessus le marché. Étrange pays. C’est à l’Ouest que la chaîne atteint son maximum, ses pics font lever les yeux aux plus moroses, ces pics d’où l’on voit la plaine sans horizon, les célèbres pâturages, la vallée d’or. Devant eux la route serpente à perte de vue, vers le sud. Elle monte, mais on ne le dirait pas. Personne ne passe plus par ici, sinon les maniaques du pittoresque, ou de la marche à pied. Déguisée par la brande la tourbière attire, avec une attirance à laquelle les mortels ont du mal à résister. Puis elle les engloutit, ou le brouillard descend. La ville non plus n’est pas loin, il est des endroits d’où l’on voit ses lumières la nuit, sa lumière plutôt, et le jour sa fumée. On distingue même, par temps très clair, les môles du port, des deux ports, ils avancent bras minuscules dans la mer vitreuse, on les sait à plat mais on les voit levés. On voit les îles et les promontoires, il s’agit seulement de se retourner au bon endroit, et la nuit bien entendu les phares, à feux fixes et tournants. Le ciel même bleu semble plus bas, vu de ce plateau, on a beau se raisonner, l’impression demeure. C’est là qu’on voudrait se coucher, dans un creux bien tapissé de bruyère sèche, et s’endormir, une dernière fois, un après-midi. Il ferait du soleil, la tête serait parmi la vie minutieuse des tiges et des corolles, on s’endormirait vite, on quitterait vite des choses charmantes. C’est un ciel sans oiseaux, quelques oiseaux de proie tout au plus, pas d’oiseaux-oiseaux. Fin du passage descriptif.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.