lundi 14 avril 2014

Physique, ton idée même, tes lois : Je ne t’aime pas

La vie de Brod était la lente compréhension du fait que le monde n’était pas pour elle, et que, sans en connaître au juste la raison, elle ne serait jamais heureuse et sincère en même temps. Elle avait le sentiment de déborder pour ainsi dire, produisant et accumulant toujours plus d’amour à l’intérieur d’elle. Mais il n’y avait pas moyen de l’épancher. Table, talisman en ivoire d’éléphant, arc-en-ciel, oignon, coiffure, mollusque, shabbat, violence, cuticule, mélodrame, fossé, miel, poupée… Rien de tout cela ne l’émouvait. Elle abordait son monde sincèrement, cherchant quelque chose qui mérite les volumes d’amour qu’elle savait avoir en elle, mais à tout, et chacun, elle devait dire, Je ne t’aime pas. Piquet de clôture à l’écorce brune : Je ne t’aime pas. Poème trop long : Je ne t’aime pas. Repas dans une écuelle : Je ne t’aime pas. Physique, ton idée même, tes lois : Je ne t’aime pas. Rien ne lui donnait le sentiment d’être un peu plus qu’il n’était en réalité. Toute chose n’était qu’une chose, complètement embourbée dans sa chositude.

Jonathan Safran Foer, Everything is Illuminated, 2002, Tout est illuminé, traduit de l'anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, éditions de l'Olivier, 2003.