vendredi 15 juin 2007

Ce sentiment que, de toutes parts, on se heurte à des portes closes


Avant le développement qu’ont pris les omnibus, les chemins de fer, les tramways au XIXe siècle, les gens n’avaient pas l’occasion de pouvoir ou de devoir se regarder réciproquement pendant des minutes ou des heures de suite sans se parler. Les moyens de communication modernes offrent au seul sens de la vue de beaucoup la plus grande partie de toutes les relations d’homme à homme, et cela en proportion toujours croissante, ce qui doit changer du tout au tout la base des sentiments sociologiques généraux. Le fait qu’un homme qui se présente exclusivement à la vue revêt un caractère énigmatique plus marqué que celui dont la présence se révèle par l’ouïe a assurément sa part dans cet état d’incertitude inquiète, dans ce sentiment de désorientation par rapport à l’ensemble des vies, ce sentiment d’isolement, ce sentiment que, de toutes parts, on se heurte à des portes closes.

Georg Simmel, « Essai sur la sociologie des sens », Sociologie et épistémologie, Presses universitaires de France, 1981.