Comme un seul homme
A la grande question de savoir si monsieur Songe est Robert Pinget, monsieur Songe et Robert Pinget répondent non comme un seul homme.
Éric Chevillard, « Songeries », Europe, n° 897-898, janvier-février 2004.
Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de concilier celles qui ont déjà été dites (Vauvenargues). Avec cette plume donc il poursuit l’inventaire de ce qui ne lui reste plus à dire (Pinget). Il est simplement dommage que nous n’ayons pas commencé plus tôt : nous y serions déjà (Schopenhauer).
A la grande question de savoir si monsieur Songe est Robert Pinget, monsieur Songe et Robert Pinget répondent non comme un seul homme.
Éric Chevillard, « Songeries », Europe, n° 897-898, janvier-février 2004.
Libellés : Éric Chevillard, monsieur Songe, Robert Pinget
Il dit à sa nièce quand je suis seul, toutes mes hantises rappliquent. L’âge, la maladie, la mistoufle, la mort, tout le tremblement. Alors je m’efforce de ne penser à rien. De rendre précieuse la minute présente. Tu te souviens ? Qu’est-ce ce que nous disions à ce sujet ?
La nièce ne répond pas pour la raison qu’elle est morte depuis longtemps.
Libellés : hantises, monsieur Songe, Robert Pinget
Dieu, c’est l’originaire, ou l’ensemble de toute possibilité. Le possible ne se réalise que dans le dérivé, dans la fatigue, tandis qu’on est épuisé avant de naître, avant de se réaliser ou de réaliser quoi que ce soit (« j’ai renoncé avant de naître »). Quand on réalise du possible, c’est en fonction de certains buts, projets et préférences : je mets des chaussures pour sortir et des pantoufles pour rester. Quand je parle, quand je dis par exemple « il fait jour », l’interlocuteur répond « c’est possible… », parce qu’il attend de savoir à quoi je prétends faire servir le jour : je vais sortir parce qu’il fait jour… Le langage énonce le possible, mais en l’apprêtant à une réalisation. Et sans doute je peux me servir du jour pour rester chez moi à la faveur d’un autre possible (« il fait nuit »). Mais toujours la réalisation du possible procède par exclusion, parce qu’elle suppose des préférences et buts qui varient, remplaçant toujours les précédents. Ce sont ces variations, ces substitutions, toutes ces disjonctions exclusions (la nuit-le jour, sortir-entrer…) qui fatiguent à la longue.
Tout autre est l’épuisement : on combine l’ensemble des variables d’une situation, à condition de renoncer à tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification. Ce n’est plus pour sortir ni pour rester, et l’on ne se sert plus des jours et des nuits. On ne réalise plus, bien qu’on accomplisse. Souliers, on reste, pantoufles, on sort. On ne tombe pourtant pas dans l’indifférencié, ou dans la fameuse unité des contradictoires, et l’on n’est pas passif : on s’active, mais à rien. On était fatigué de quelque chose, mais épuisé, de rien. Les disjonctions subsistent, et même la distinction des termes est de plus en plus crue, mais les termes disjoints s'affirment dans leur distance indécomposable, puisqu'ils ne servent à rien sauf à permuter. D’un événement, il suffit largement de dire qu’il est possible, puisqu’il n’arrive pas sans se confondre avec rien et abolir le réel auquel il prétend. Il n’y a d’existence que possible. Il fait nuit, il ne fait pas nuit ; il pleut, il ne pleut pas. « Oui, j’ai été mon père et j’ai été mon fils ». La disjonction est devenue incluse, tout se divise, mais en soi-même, et Dieu, l’ensemble du possible, se confond avec Rien, dont chaque chose est une modification.
Libellés : épuisement, fatigue, Gilles Deleuze, Samuel Beckett
Qu’est-ce qu’on prétend avec la philosophie ? Montrer à la mouche comment sortir du flacon.
Libellés : Ludwig Wittgenstein, mouche
D’ahir només i ja sense vestigis
d’algun dolor fidel que t’accompanyi
on ets perdut. Flama extinguida, cendra
d’unes paraules que del tot morien.
Et teu record, llum de llunyanes tardes.
De quelque douleur fidèle qui t’accompagne
Où tu es perdu. Flamme éteinte, cendre
De paroles qui totalement mouraient.
Ta mémoire, éclats de lointains soirs.
Libellés : mémoire, Salvador Espriu
Avant le développement qu’ont pris les omnibus, les chemins de fer, les tramways au XIXe siècle, les gens n’avaient pas l’occasion de pouvoir ou de devoir se regarder réciproquement pendant des minutes ou des heures de suite sans se parler. Les moyens de communication modernes offrent au seul sens de la vue de beaucoup la plus grande partie de toutes les relations d’homme à homme, et cela en proportion toujours croissante, ce qui doit changer du tout au tout la base des sentiments sociologiques généraux. Le fait qu’un homme qui se présente exclusivement à la vue revêt un caractère énigmatique plus marqué que celui dont la présence se révèle par l’ouïe a assurément sa part dans cet état d’incertitude inquiète, dans ce sentiment de désorientation par rapport à l’ensemble des vies, ce sentiment d’isolement, ce sentiment que, de toutes parts, on se heurte à des portes closes.
Libellés : Georg Simmel, isolement, vue