dimanche 15 avril 2007

Critique & transformation



Je ne crois pas que l’on puisse opposer critique et transformation, la critique « idéale » et la transformation « réelle ». Une critique ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Elle consiste à voir sur quels types d’évidences, de familiarités, de mode de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on accepte. Il faut s’affranchir de la sacralisation du social comme seule instance du réel et cesser de considérer comme du vent cette choses essentielle dans la vie humaine et dans les rapports humains, je veux dire la pensée. La pensée, ça existe bien au-delà, bien en deçà des systèmes et des édifices du discours. C’est quelque chose qui se cache souvent mais anime toujours les comportements quotidiens. Il y a toujours un peu de pensée même dans les institutions les plus sottes, il y a toujours un peu de pensée même dans les habitudes muettes. La critique consiste à débusquer cette pensée et à essayer de la changer : montrer que les choses ne sont pas aussi évidentes qu’on croit, faire en sorte que ce qu’on accepte comme allant de soi n’aille plus de soi. Faire la critique, c’est rendre difficiles les gestes trop faciles. 

Dans ces conditions, la critique (et la critique radicale) est absolument indispensable pour toute transformation. Car une transformation qui resterait dans le même mode de pensée, une transformation qui ne serait qu’une certaine manière de mieux ajuster la même pensée à la réalité des choses ne serait qu’une transformation superficielle. En revanche, à partir du moment où on commence à ne plus pouvoir penser les choses comme on les pense, la transformation devient à la fois urgente, très difficile et tout à fait possible. Donc, il n’y a pas un temps pour la critique et un temps pour la transformation, il n’y a pas ceux qui ont à faire la critique et ceux qui ont à transformer, ceux qui sont enfermés dans une radicalité inaccessible et ceux qui sont bien obligés de faire des concessions nécessaires au réel. En fait, je crois que le travail de transformation profonde ne peut se faire que dans l’air libre et toujours agité d’une critique permanente.

Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? », entretien avec Didier Eribon, Libération, n° 15, 30-31 mai 1981.