jeudi 22 octobre 2009

Instructions pour monter un escalier

Tout le monde a certainement remarqué déjà que le sol parfois se plie de telle façon qu’une partie monte à angle droit avec le plan du parquet et que la partie suivante redevient parallèle à ce premier plan, cela pour donner naissance à une nouvelle perpendiculaire, opération qui se répète en spirale ou en ligne brisée jusqu’à des hauteurs extrêmement variables. En se penchant et en posant la main gauche sur une des parties verticales et la droite sur la partie horizontale correspondante, on est en possession momentanée d’une marche, ou degré. Chacune de ces marches, formée comme on le voit de deux éléments, se situe un peu plus haut et un peu plus avant que la précédente, principe qui donne un sens à l’escalier, vu que toute autre combinaison produirait des formes peut-être plus belles ou plus pittoresques mais incapables de vous transporter d’un rez-de-chaussée à un premier étage.
Les escaliers se montent de face car en marche arrière ou latérale ce n’est pas particulièrement commode. L’attitude la plus naturelle à adopter est la station debout, bras ballants, tête droite mais pas trop cependant afin que les yeux puissent voir la marche à gravir, la respiration lente et régulière. Pour ce qui est de l’ascension proprement dite, on commence par lever cette partie du corps située en bas à droite et généralement enveloppée de cuir ou de daim et qui, sauf exception, tient exactement sur la marche. Une fois ladite partie, que nous appellerons pied pour abréger, posée sur le degré, on lève la partie correspondante gauche (appelée aussi pied mais qu’il ne faut pas confondre avec le pied mentionné plus haut) et après l’avoir amenée à la hauteur du premier pied, on la hisse encore un peu pour la poser sur la deuxième marche où le pied pourra enfin se reposer, tandis que sur la première le pied repose déjà. (Les premières marches sont toujours les plus difficiles, jusqu’à ce qu’on ait acquis la coordination nécessaire. La coïncidence des noms entre le pied et le pied rend l’explication difficile. Faites spécialement attention à ne pas lever en même temps le pied et le pied.)
Parvenu de cette façon à la deuxième marche, il suffit de répéter alternativement ces deux mouvements jusqu’au bout de l’escalier. On en sort facilement, avec un léger coup de talon pour bien fixer la marche à sa place et l’empêcher de bouger jusqu’à ce que l’on redescende.

Julio Cortázar, « Instructions pour monter un escalier », Cronopes et fameux (1962), traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1977.

mardi 13 octobre 2009

Sentant, par la douleur d’en perdre l’illusion, la joie qu’on aurait eue à posséder un privilège si beau



En un point de ce vaste monde animé d’un mouvement continuel et continuellement transformé, où d’instant en instant rien ne se produisait qui n’eût la raison de son existence dans l’état antérieur des choses, je me vis au-delà de mes souvenirs; je me vis à mon origine, moi, ce nouveau-né qui était moi, ce moi étranger qui commença mon être, je le vis déposé à son insu en un point de cet univers: mystérieux germe destiné à devenir avec les années ce que comportaient sa nature et celle du milieu complexe qui l’environnait. Puis, dans les perspectives de la mémoire de moi-même, que je prolongeai des perspectives supposées de ma vie future, je m’apparus : multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s’il se tournait vers eux, un jour, à un moment suprême, et leur demandait : Pourquoi ils avaient agi de la sorte ? Pourquoi ils s’étaient arrêtés à telle pensée? les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns les autres. Je compris l’illusion de murmurer au moment d’agir ces mots dérisoires : Réfléchissons, voyons ce que je vais faire ; et que j’aurais beau réfléchir, je ne parviendrais pas plus à devenir l’auteur de mes actes par le moyen de mes réflexions que de mes réflexions par le moyen de mes réflexions ; que si j’avais le sentiment de ma force, car je l’avais pourtant le sentiment de ma force propre, si j’en étais parfois débordé, c’est que je la sentais en moi à son passage, c’est qu’elle me submergeait d’une de ses vagues, la force occupée à entretenir ce flux et reflux universel. Je connus que, n’étant pas mon principe, je n’étais le principe de rien ; que mon défaut et ma faiblesse étaient d’avoir été fait ; que quiconque a été fait, a été fait dénué de la noble faculté de faire ; que le sublime, le miracle aussi, hélas ! et l’impossible était d’agir : n’importe où en moi et n’importe comment, mais d’agir ; de donner le premier branle, de vouloir un premier vouloir, de commencer quelque chose en quelque façon (que n’eussé-je pu si j’eusse pu quelque chose !), d’agir, une fois, tout à fait de mon chef, c’est-à-dire d’agir : et sentant, par la douleur d’en perdre l’illusion, la joie qu’on aurait eue à posséder un privilège si beau, je me trouvai réduit au rôle de spectateur, tour à tour amusé et attristé d’un tableau changeant qui se dessinait en moi sans moi, et qui, tantôt fidèle et tantôt mensonger, me montrait, sous des apparences toujours équivoques et moi-même et le monde, à moi toujours crédule, et toujours impuissant à soupçonner mon erreur présente ou à retenir la vérité : ne fût-ce que cette vérité, maintenant si claire à mes yeux, de mon impuissance invincible à me défaire jamais d’aucune erreur, si, par une autre erreur, j’en tentais l’effort inutile et inévitable. Une seule, une seule idée, partout réverbérée, un seul soleil aux rayons uniformes : Cela que j’ai fait était nécessaire. Ceci que je pense est nécessaire.

Jules Lequier, Comment chercher, comment trouver une première vérité ?, 1865, éditions Allia, 2009.

lundi 12 octobre 2009

Soleil voilé : on ne pourra pas dire qu’il n’a pas brillé

Ne pas connaître son bonheur. Traverser des périodes de la vie qu’on ne pourra pas faire autrement, plus tard, que de considérer comme heureuses. Soleil voilé : on ne pourra pas dire qu’il n’a pas brillé. On pourra encore moins se plaindre. Il existe ainsi des bonheurs impalpables. L’organe qui les aurait sentis n’existait déjà plus ou ne pouvait se former qu’après coup.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

dimanche 11 octobre 2009

Faute de chants d’oiseaux, je chantais moi-même un air d’opéra



J’attachais des patins à glace à une institutrice, je me mis au garde-à-vous devant un surveillant qui me réprimandait. Dans le cahier de permanence, il déclara une histoire de brigands. Une jeune fille à qui je le dis déclara que c’était une fort bonne place pour cette histoire. Et puis je goûtai du vin nouveau de Douanne, et j’allai voir au théâtre municipal une pièce pleine d’esprit. Cette petit salle était immensément jolie. On contempla une gare neuve et l’on tapota le menton d’une serveuse du buffet. Lorsqu’on est de belle humeur, on se comporte volontiers en homme du monde.

[...] Une autre fois, j’allais au théâtre et j’y fus si familièrement traité par la dame du vestiaire que j’eus l’impression d’être son mari. Si j’avais été sincère, j’aurais dû dès lors prendre en charge cette femme que pourtant je ne connaissais pas. Sa manière d’être me liait à elle. Embrasé comme une bûche, je descendis jusqu’à la rampe et examinais les pieds de ma voisine. On laisse passer sans en profiter d’innombrables occasions de lier connaissance, d’établir un rapport entre soi et autrui, de partager gaieté et vision des choses.

[...] Une somnolence indescriptible envahissait mon être inextricable. Il aurait fallu que je prisse un balai pour me pousser vers l’avant sur le sol ; j’étais dans la poussière et ne me poussais pas d’un pouce, tout en regardant avec amour le bleu velouté du ciel. Mes considérations étaient extrêmement lentes. « Comme c’est difficile d’être sage », me chuchotais-je sur un ton ému dans l’oreille, dans ma petite oreille. Je prends des gants avec moi-même, mais je trouve que cela convient. Parler de moi avec le respect nécessaire, cela me paraît être un devoir. Faute de chants d’oiseaux, je chantais moi-même un air d’opéra ; et je fus énormément satisfait de ma performance.

Robert Walser, « Une gifle, et autres », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.

vendredi 2 octobre 2009

Je disais que je m’éveillais, et j’entrais dans un autre songe



Quand je considère ma vie passée, je trouve que mes fautes, non pas celles-là que (chose étrange) je me reprochais en les faisant, mais celles que je me suis reprochées seulement après coup, avaient eu leur origine dans des erreurs qui en un sens avaient été des fautes aussi, et que je corrigeais, si je les corrigeais, tantôt par des vérités tardives, tantôt par d’autres erreurs que je reconnaissais dans la suite être pires quelquefois : le tout, je dois en convenir, un peu au gré de la fortune. Un peu, dis-je ? Tellement à vrai dire, qu’examinant aujourd’hui la trame diverse de mes pensées, si étroitement liées à mes impressions, mes impressions nécessairement subordonnées aux circonstances, et les circonstances à tant d’égards indépendantes de moi, je me vois pris de la crainte de donner trop aux sentiments de mes torts ; et dans mon embarras d’apprécier comme il faut ma force et ma faiblesse, je serais tenté d’employer à me justifier ma propre incertitude sur l’une et sur l’autre. Mais un instinct, un invincible instinct en moi s’y oppose, et m’oblige à croire que sur un très grand nombre d’occasions, dont il me laisse à la rigueur excepter chacune, si je veux, successivement, il y en a eu beaucoup, il y en a eu plusieurs où mon effort pour parvenir à la vérité a été moindre et moins bien dirigé qu’il ne pouvait être.
Dût cet instinct me tromper lui-même, encore mon erreur serait-elle de toutes la plus noble et, tout considéré, la moins dangereuse. Supposé donc qu’il ne me trompe pas, je comprends alors, quoique d’une manière confuse, comment, lorsque des réflexions nouvelles, nées en moi à la faveur des nouvelles conjonctures, m’apportaient une connaissance qui rectifiait mes jugements antérieurs, plus cette vérité était simple et imposante, plus il m’eût été aisé de l’acquérir auparavant et de susciter de moi-même les réflexions dont elle était le fruit. Souvent même j’avais assemblé des idées et dit : Cela est. Mais la portée de mes paroles me dépassait, et puisque je ne savais pas que je savais, en effet je ne savais pas : aussi bien n’avais-je point tenu compte de cette connaissance dans mes actions ; et c’est en vain que plus impartial dans mes jugements sur autrui, je m’étais éclairé sans peine de la vue de ses torts : j’avais perdu cette lumière au moment de m’en donner de semblables ; et il se trouvait que j’avais été sévère à son égard, longtemps avant d’être juste envers moi qui n’avais pas profité de son exemple.
J’ai donc, non seulement (chose affreuse) fait mentir ma conscience en faisant le mal, et il faut bien plier sa fierté jusqu’à ces aveux sous peine d’avoir à transformer ses remords en applaudissements ou, ce qui fait trembler, sous peine de n’en point avoir, mais je me suis maintes fois trompé, alors que j’aurais pu ne me tromper pas. Je me suis laisse prendre à des apparences. Quelquefois j’ai fait plus : je me suis trompé presque sciemment, ayant à cela une sorte d’intérêt sans doute, mais un intérêt bien autrement sérieux et durable à ne le pas faire ; et j’ai été mon flatteur et mon complice, au lieu d’être mon conseiller attentif et intègre. J’ai laissé oisive, en moi, une puissance qu’il ne tenait qu’à moi d’exercer pour mon avantage. J’allais, entraîné, quelquefois m’entraînant, satisfait de consacrer par une approbation superflue ce qu’avait décidé de moi, sinon la volonté des hommes, au moins le concours des événements. Quelquefois j’ai pris l’alarme et j’ai cru m’éveiller : je disais que je m’éveillais, et j’entrais dans un autre songe.

Jules Lequier, Comment chercher, comment trouver une première vérité ?, 1865, éditions Allia, 2009.