lundi 26 février 2007

Je fous tout ce qui me plaît par la fenêtre



C’est d’abord les lettres de deux fillettes ulcérées qui s’écrivent des bouts du monde. Elles sont, sans jamais se voir, entrées en rapport par des journaux d’enfants mal censurés où se communiquent des adresses incendiaires. C’est un langage chiffré auquel personne – ni surtout les rédacteurs qui l’ont inventé – ne comprend rien. Elles jettent ainsi les bases, sans qu’on s’en doute, d’une entraide féminine précoce puissante, apte à lutter contre l’isolement où la belle éducation, que la richesse ou un excès de race implique, confine la malheureuse enfance. L’une donc écrit : « Jamais, je vous l’assure, vous n’épouserez cet homme vers qui des millénaires mais injustes coutumes polythéistes vous conduisent comme une victime. J’ai rêvé ce matin, mon chocolat dans le ventre – car je dors après m’être réveillée –que j’aurai le moyen d’empêcher ce crime. C’est affreux ces perspectives pour une enfant du nôtre et de votre âge. Je vous conjure d’être calme. Dans nos contrées on frémirait. » L’autre répond : « L’aileron sublime de notre déesse mansuète s’incline vers les résolutions qu’insinue votre lettre. Comptez sur mon entraide féminine solide. Je mange peu ou à peine. » L’autre répondit : « I am very enchanting of your mystical so lovely letter. Je fous tout ce qui me plaît par la fenêtre. » Ceci et du nôtre et de tous les siècles. Le rédacteur auteur de ce langage qu’il a oublié – il a bien d’autres phoques à fouetter – fume un vieux cigare beige-belge suavement craquant comme un dirigeable et encaisse simplement les appointements.


Charles-Albert Cingria, Hippolyte Hippocampe, dans Bois sec bois vert, Gallimard, 1948.

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mardi 6 février 2007

L’industrie remonte à la plus haute antiquité

L’industrie remonte à la plus haute antiquité (Caïn avait déjà une pioche). Ses méfaits également (il assomma Abel).

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne du 17 mars 1968.

La production ne fournit pas seulement la matière au besoin, mais elle fournit également un besoin à la matière.

Karl Marx, Critique de l’économie politique (1857-58), texte français établi par Gilbert Badia et alii, Éditions sociales, 1980.

La vie aliénée ne consiste pas seulement dans un travail sans fruit du travail, mais aussi en fruits sans travail



(...) Les réflexions de [Günther] Anders sur la télévision peuvent être résumées par les 8 thèses suivantes (Die Antiquiertheit des Menschen 2, p. 252-256) :

1. La télévision nous dérobe la possibilité même de l’expérience. En ingurgitant des expériences toutes faites, notre faculté de perception, notre faculté de jugement se mettent au diapason des images déversées. La seule expérience sensible qui reste est celle du mur d’images, livré à domicile à l’état liquide, imperceptible comme jugement et inaccessible à la criti
2. De ce fait, il nous devient impossible de distinguer réalité et représentation. En devenant réalité, la représentation n’usurpe pas la place de la réalité, elle absorbe la réalité dans la représentation. La seule réalité est celle qui, susceptible de se mettre en scène, apparaît comme image.
3. Dès lors que le fantôme du monde devient matrice du monde, il conditionne une « imitation inversée ». Chaque image (Bild) tend à prendre la forme d’un idéal (Vorbild). Le monde avant ou après l’image n’a plus le droit d’exister qu’à titre de décalque du décalque.
4. La livraison liquéfiée et liquéfiante nous transforme en consommateurs permanents et nous fige dans la position de la passivité du nourrisson. De même que nous voyons des images d’un monde auquel nous ne participons pas, nous entendons des discours auxquels nous ne pouvons répondre. Voir devient ainsi du voyeurisme, écouter (hören) une variante de l’obéissance (Hörigkeit). Comme les images qui présentifient un monde absent, nous sommes, en tant que spectateurs, présents et absents tout à la fois.
5. La passivation équivaut à une perte de liberté. Mais à une perte de liberté qui ne se manifeste pas comme telle. Devant la télévision, nous ne faisons pas l’expérience de la passivité. Au contraire, nous nous retrouvons dans la position d’une toute-puissance et d’une omniscience virtuelles, vécues comme jouissives. Le monde est à la portée de la main qui tient la télécommande.
6. Du fait d’être gavé d’images, nous sommes gorgés d’idéologie. Les images isolées, séparées, décontextualisées interdisent toute représentation cohérente d’un ensemble, d’une situation, d’un fait, concrets. Cette parcellisation de l’image conditionne une sorte de cécité causale face à l’ici et au ceci.
7. L’infantilisation machinale nous fige dans la phase « orale industrielle ». L’assimilation de nourriture en vient à constituer le seul modèle de l’expérience.
8. Afin d’être le plus largement comestible, l’image doit être désamorcée. Dans le flot sursaturant des images, les différences s’estompent pour laisser place au nivellement harmonieux. De même qu’un grand nombre d’enseignes lumineuses se neutralisent et donnent lieu à une lueur uniforme (AM 2, p. 336), de même les images télévisées nous précipitent dans une indifférence générale où rien ne compte plus parce que tout y est unique et extraordinaire. L’ouverture intégrale au monde est la contrepartie de la cécité complète du spectateur.

Il s’ensuit 5 conséquences :

1. Le monde est à la taille (paßt) de l’homme.
Comme tout produit, le monde des images est d’emblée adapté à la consommation. C’est un monde prêt-à-porter, ou plutôt un monde prêt à la consommation. Il n’est plus ob-jet (Gegenstand) comme il n’oppose plus de résistance ; grâce à la télévision, la résistance du monde est devenue imperceptible.
2. Le monde en tant que monde disparaît.
Le monde de la télévision fait partie de ce type d’objet qui disparaissent à l’usage : les bines de consommation. Sa seule raison d’être, est d’être consommé, absorbé, c’est-à-dire supprimé en tant qu’objet.
3. Le monde d’aujourd’hui est post-idéologique.
La télévision réalise l’utopie post-idéologique marxienne sous forme inversée. Marx pensait que la réalité réalisée (11 thèses sur Feuerbach) pouvait prendre le relais de la philosophie. Avec la télévision, c’est la non-vérité qui se réalise de façon triomphante. L’idéologie est rendue superflue par le fait que les non-vérités sont rendues réelles : « unwahre Aussagen über die Welt – [sind] ‘Welt’ geworden » (AM 1). Les énoncés faux portant sur le monde sont devenues mon¬de. De même que nous sommes incapables de départager des petits pains déjà cuits en leurs matières premières pour les cuire à nouveau, nous sommes incapables de réarticuler le monde idéologiquement arrangé, découpé et interprété de l’image télévisée.
4. Il n’y a que des estampillés qui sont estampillés.
Si l’image convient si bien au consommateur, c’est que le consommateur lui-même a, de son côté, été adapté à l’image. L’homme est à la taille de ce monde de même que le monde est à sa taille. Il existe une convergence parfaite entre les deux qui fait que, l’estampillage passe sans laisser de traces.
5. L’être-là au pays de cocagne est radicalement non-libre.
Notre choix se limite à la sélection des fantômes livrés par la télévision ou la radio. Nous sommes livrés à (remis aux mains de) nos livraisons. Car, il ne nous est plus possible de juger par nous même, de faire des expériences, de prendre position.
L’aliénation est double. Marx avait mis à jour la rupture du rapport entre le travailleur et son produit. Le travail n’a plus de sens pour lui comme son objet lui est dérobé. Or, selon Anders, il en est exactement de même de la consommation, ou de la jouissance. La vie aliénée ne consiste pas seulement dans un travail sans fruit du travail, mais aussi en fruits sans travail. Dans ce sens, la jouissance est tout aussi aliénante que le travail désapproprié.
Il s’ensuit que la résistance elle-même devient produit pour satisfaire la faim de l’effort. En guise de repos de la livraison permanente de marchandises, l’industrie fournit une marchandise supplémentaire : l’effort. Parmi ces marchandises, Anders range : le sport, le hobby, le « do it yourself », les cours et formations de créativité : expression de soi créative, écriture créative, etc.

(…) Plus un pouvoir est total, plus ses ordres sont imperceptibles. Plus les ordres sont imperceptibles, plus notre obéissance paraît évidente. Plus notre obéissance paraît évidente, plus nous avons l’illusion d’être libres. Et, finalement, plus nous nous croyons libres, plus le pouvoir s’avère total.

Thierry Simonelli, « Technique et normalisation selon Günther Anders ».

vendredi 2 février 2007

Comme si nous en étions



Remords quand on a été dans le monde. – Pourquoi avons-nous des remords après avoir quitté une société banale ? Parce que nous y avons pris des choses importantes à la légère, parce que nous n’avons pas parlé en toute bonne foi quand il s’est agi des personnes ou que nous avons gardé le silence quand il eût fallu prendre la parole, parce que nous n’avons pas bondi et filé quand l’occasion le voulait, bref parce que nous nous sommes conduits dans le monde comme si nous en étions.

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, 351.

jeudi 1 février 2007

La paresse et le désir de travailler



La paresse et le désir de travailler, l’un dans l’autre, comme deux états associés et permanents. On vit ainsi de longues périodes entre deux eaux, celle du remords intime et celle de la pesanteur qui a toujours le dernier mot. Cela n’est pas invivable, c’est la vie même, entrecoupée de rares instants de pur travail ou de pure paresse.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.