vendredi 30 juin 2006

On n’aime donc jamais personne


Ken Barker, Ceramic Faces at the El Mercado, Taos

Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Blaise Pascal, Pensées, 1670 (édition Lafuma, 688 ; édition Brunschvicg, 323).

Un homme apte à la philosophie

Métroclès, frère d’Hipparchia, qui avait été tout d’abord l’auditeur du Péripatéticien Théophraste, avait été si bien gâté qu’un jour où, au milieu d’un exercice oratoire, il avait lâché un pet, il resta enfermé chez lui, découragé, bien décidé à se laisser mourir de faim. Lorsqu’il appris la chose, Cratès, qu’on avait sollicité, se rendit chez lui et, après avoir à dessein mangé des lupins, le persuada, arguments à l’appui, qu’il n’avait rien fait de mal. C’eût été en effet un prodige que les gaz ne fussent pas eux aussi rejetés de façon naturelle. Finalement Cratès se mit à lâcher des pets et réconforta Métroclès, en le consolant grâce à l’imitation de ses actes. De ce jour, Métroclès fut son auditeur et devint un homme apte à la philosophie.

Diogène Laërce (IIIe siècle), Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 94, Métroclès.

jeudi 22 juin 2006

On rapporta la conduite de Simon au directeur


Diane Arbus

On rapporta la conduite de Simon au directeur. Celui‑ci décida de renvoyer le jeune homme. Il le fit venir et lui annonça la chose sans du tout élever la voix et même sur un ton bienveillant. Simon dit : « Je suis bien content que ce soit fini. Croit‑on peut‑être me porter un coup, briser mon orgueil, m’anéantir ou que sais‑je encore ? Au contraire, on me relève, on me fait plaisir, on me redonne après bien longtemps une goutte d’espoir. Je ne suis pas fait pour être une machine à écrire et à calculer. J’aime bien écrire, j’aime bien compter, je suis tout prêt à me conduire d’une façon convenable avec les autres et, pourvu que ce qu’on me demande ne blesse pas mes sentiments, j’ai une passion pour l’obéissance. J’arriverais aussi à me soumettre à certaines lois, s’il s’agissait vraiment de cela, mais ici depuis quelque temps il ne s’agit plus de cela. Lorsque je suis arrivé en retard ce matin, j’en étais simplement fâché, dans le fond de ma conscience je n’étais nullement inquiet, je ne me faisais pas de reproches, ou alors tout au plus celui d’être encore cet imbécile et ce lâche qui à huit heures sonnantes saute sur ses pieds, se met en marche comme une pendule qu’on remonte et qui marche aussi longtemps qu’elle est remontée. Je vous suis très reconnaissant d’avoir eu l’énergie de me mettre à la porte et je vous prie de bien vouloir penser de moi ce qu’il vous plaira. Vous êtes certainement un homme estimable, un homme de mérite, un grand homme, mais, voyez‑vous, moi aussi je voudrais en être un ; par conséquent, il est bien que vous me renvoyiez, et c’est une bénédiction pour moi que de m’être conduit aujourd’hui d’une façon inadmissible, selon l’expression en usage. Dans vos bureaux dont on a fait tant de cas, où chacun, n’est‑ce pas, souhaiterait être employé, il n’est fait aucune place à la formation d’un jeune homme. Je me fiche pas mal de l’avantage d’être payé régulièrement tous les mois. Cela ne m’empêche pas de dépérir, de devenir stupide, lâche et engourdi. Vous trouverez surprenant de m’entendre user de telles expressions, mais vous reconnaîtrez que je dis la vérité. Il n’y en a qu’un ici qui puisse être un homme : vous ! Il ne vous vient jamais à l’esprit qu’il pourrait y avoir parmi vos pauvres employés des gens qui ont eux aussi envie d’être des hommes, des hommes qui font quelque chose d’estimable. Je ne trouve aucun charme à cette façon de se tenir toujours à carreau, simplement pour éviter la réputation d’être quelqu’un d’insatisfait et de peu recommandable à un employeur. Quelle tentation ici que la peur, et comme l’envie de s’arracher à cette peur misérable est petite en comparaison! Pour avoir réussi aujourd’hui à faire que cette chose presque impossible ait eu lieu, je m’accorde de l’estime, on dira ce qu’on voudra. Vous, monsieur le Directeur, vous vous êtes retranché ici, vous n’êtes jamais visible. On ne sait pas aux ordres de qui on obéit, ou plutôt, on n’obéit pas, on ne fait que suivre mornement de vieilles habitudes qui connaissent le chemin. Quel piège à jeunes gens, pour peu qu’ils soient enclins au moindre effort et à la paresse ! On n’a que faire ici de toutes les forces qui se trouvent peut‑être logées dans l’âme d’un garçon, on ne réclame rien qui puisse distinguer parmi d’autres un homme, une personne. Ni le courage, ni l’esprit, ni la loyauté, ni le travail, ni l’envie de créer quelque chose, ni le désir de l’effort ne sont d’une aide quelconque ici pour faire son chemin. Il est même mal vu de faire montre de sa force et de ses capacités. Et il est naturel que ce soit mal vu dans un système qui fait du travail une chose si lente, si lourde, si sèche, si pitoyable. Adieu, monsieur, je m’en vais faire une cure de travail, dût‑ce être bêcher la terre ou porter des sacs de charbon. J’aime toutes les formes de travail, sauf celles qui n’emploient pas les forces dont je dispose ».

Robert Walser, Les Enfants Tanner (1907), traduction de Jean Launay, Gallimard.

mardi 20 juin 2006

Aussi loin qu’on se souvienne depuis les temps qu’on était petit



Et la musique est revenue dans la fête, celle qu’on entend d’aussi loin qu’on se souvienne depuis les temps qu’on était petit, celle qui ne s’arrête jamais par-ci par-là, dans les encoignures de la ville, dans les petits endroits de la campagne, partout où les pauvres vont s’asseoir au bout de la semaine, pour savoir ce qu’ils sont devenus. Paradis ! qu’on leur dit. Et puis, on fait jouer de la musique pour eux, tantôt ci tantôt là, d’une saison dans l’autre, elle clinque, elle moud tout ce qui faisait danser l’année d’avant les riches. C’est la musique à la mécanique qui tombe des chevaux de bois, des automobiles qui n’en sont pas, des montagnes pas russes du tout et du traiteau de lutteur qui n’a pas de biceps et qui ne vient pas de Marseille, de la femme qui n’a pas de barbe, du magicien qui est cocu, de l’orgue qui n’est pas en or, derrière le tir dont les oeufs sont vides. C’est la fête à tromper les gens du bout de la semaine.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Éditions Denoël & Steele, 1932.

Qui voit les rives de la Seine voit nos peines

Eugène Atget

Qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y trouve plus que les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés. L’historien Guichardin, qui vécut la fin de la liberté à Florence, a noté dans son Memento : « Toutes les cités, tous les États, tous les royaumes sont mortels ; toute chose soit par nature soit par accident un jour ou l’autre arrive à son terme et doit finir ; de sorte qu’un citoyen qui voit l’écroulement de sa patrie n’a pas tant à se désoler du malheur de cette patrie et de la malchance qu’elle a rencontrée cette fois ; mais doit plutôt pleurer sur son propre malheur ; parce qu’à la cité il est advenu ce qui de toute façon devait advenir, mais le vrai malheur a été de naître à ce moment où devait se produire un tel désastre ».

Guy Debord, Panégyrique, tome premier, Éditions Gérard Lebovici, 1989, Gallimard, 1993.

lundi 19 juin 2006

Deux Hongrois



Ma mère avait deux fils, treize et quatorze ans, qu’elle aimait et qui se noyèrent dans l’étang du parc de l’Hélix. Croyant la duper, on les remplaça par deux enfants hongrois, mais immédiatement elle sentit la supercherie et pleura ses enfants disparus, entretenant dans leur chambre la chandelle, la tapisserie et la fenêtre. Cela est vrai puisqu’elle me l’a raconté.
(…)
Ce qui est certain, c’est que je ne me suis jamais noyé, et mon frère non plus, car nous savions nager.
(…)
Et les deux Hongrois voyagèrent à travers le monde, pédalant à grande vitesse, marchant, payant leurs passages en monnaie magyare. Dans le port de Québec, on les confondit avec deux marins en bordée à cause de leurs pantalons amples et de leurs bérets bleus.

Eugène Savitzkaya, Sang de chien, Editions de Minuit, 1989.

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Un corps convaincu

Ne croyant pas à la séparation de l’affect et du signe, de l’émotion et de son théâtre, il ne pouvait exprimer une admiration, une indignation, un amour, par peur de signifier mal. Ainsi, plus il était ému, plus il était terne. La « sérénité » n’était que la contrainte d’un acteur qui n’ose pas entrer en scène par crainte de mal jouer.

(…) Il demande à l’acteur de lui montrer un corps convaincu plutôt qu’une passion vraie.

(…) Une conviction (rapport du corps, non à la passion ou à l’âme, mais à la jouissance).

Roland Barthes par Roland Barthes, Le Seuil, 1975.


Barbara Morgan, Martha Graham

Combien nous impatiente la lecture des vieux livres



J’ai remarqué aussi combien nous impatiente la lecture des vieux livres. Nous voudrions les avoir lus pour l’espèce de consistance que cela donnerait sûrement à notre cervelle, que nos pensées s’en trouveraient plus nombreuses, nettement formulées et à propos. Mais ces volumes d’histoires surannées, de morales vieillottes et compassées, s’avèrent laborieux, d’une lenteur de résultat exaspérante alors que les événements se précipitent dans un affolement de soldes universels, une excitation de liquidation générale avec des pays entiers passant à l’équarrissoir avant que d’être rayés de la carte du monde. On se fait, par exemple, un devoir d’entendre Montesquieu et son Esprit des lois, mais les heures qu’il faut pour venir à bout de ce fatras d’antiquités se traînent péniblement quand il y a dehors des vaches atteintes de Creutzfeldt-Jakob, des krachs boursiers par satellites, des engouements d’une semaine publiés par haut-parleurs, que des gloires instantanées clignotent dessus le vacarme des villes motorisées, durant qu’on maintient en animation suspendue le cadavre d’une femme enceinte, à tout hasard d’en extraire un foetus viable et d’en étudier ensuite les bizarreries psychologiques. Une après-midi de congé, on s’assoit avec l’idée de prendre connaissance du Rameau d’or de Frazer, pourquoi pas. On tourne quelques pages avec application et puis l’on bat la campagne : le moyen de rester tranquille avec du thiabendazol dans le foie, apprenant le naufrage au large de nos côtes d’une cargaison de neurotoxiques destinée à l’agriculture sous-développée ; sachant que des ordinateurs spéciaux épluchent le génome humain et programment pour le prochain siècle les besoins de ce cheptel, que des virus sans copyright rôdent autour de nos défenses immunitaires ruinées. Et c’est inutilement que l’on cherche à fixer son attention sur les conseils que le bénin Fénelon donne pour l’instruction des filles, quand elles se promènent coiffées d’appareils diffusant de la musique directement dans le cortex, que d’étonnantes sécheresses succèdent à de brusques déluges et que les trois quarts du genre humain sont un rebut dont l’économie qui les a produits ainsi ne sait que faire ; que l’on croise dans l’escalier son voisin parlant tout seul, que l’on meurt sans savoir de quoi et peut-être ignorant de ce qu’on ait vécu ; et qu’il n’est plus temps de toute façon, si les pensées que nous saurions en tirer sont inconséquentes et facultatives, bornées à l’espérance de vie de nos organes. De quel usage nous seraient-ils, dans ce présent neurasthénique où l’on nous a déplacés, ces ouvrages vénérables et toutes ces nourrissantes confitures spirituelles que l’histoire avait accumulés sur ses rayonnages.
On se souvient pourtant d’avoir aimé les livres des bouquinistes, dont le papier jauni conservait je ne sais quels atomes de l’autre siècle ; odeur du passé, songerie d’être sous un ciel pareil à celui d’alors, de partager les mêmes rues, les mêmes automnes de mansarde, les mêmes jours dans l’abondance du temps encore après nous ; et tout ce qui nous faisait aimer cette vie pour ce qu’elle était périssable. Mais dorénavant c’est au contraire : le monde vieillit et se fatigue plus vite que ne passe le sable de notre durée physiologique. C’est pour rien, pour personne ensuite de nous, ces bibliothèques dont l’entassement accable nos heures creuses : notre vie nous tombe des mains comme ces vieilleries que nous n’arrivons pas à finir.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tome premier, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1996.

vendredi 16 juin 2006

Et les rêves où vont-ils, où vont-ils, mes amis ?


Edward Gorey

Ah ! sans la pipe la vie serait aride, sans le cigare elle serait incolore, sans la chique elle serait intolérable ! Les imbéciles vous disent toujours : « Singulier plaisir ! tout s’en va en fumée ». Comme si tout ce qu’il y a de plus beau ne s’en allait pas en fumée ! et la gloire ? et l’amour ? et les rêves où vont-ils, où vont-ils, mes amis ? Dites-moi donc si les plus beaux spasmes des adolescents, si les plus larges baisers des Italiennes, si les plus grands coups d’épée des héros ont laissé autre chose dans le monde que n’en a laissé ma dernière pipe.

Gustave Flaubert, lettre à Ernest Chevalier, 2 septembre 1843.

Il n’y a pas plus de morale de l’art que de la brouette ou du fer à repasser



Il n’est rien de plus étrange que l’homme : il va demander des leçons de morale aux écrivains ! Lui qui n’achèterait pas ses souliers chez le coiffeur ou son chapeau chez le marchand de bicyclette, il s’adresse à un marchand de phrases pour apprendre comment se conduire dans la vie ! Or l’écrivain commence au style, ou à la prétention au style, et il finit exactement au même endroit. Il n’y a pas plus de morale de l’art que de la brouette ou du fer à repasser. Il y a en revanche une morale de l’artiste. Mais on n’a pas plus de chance de la trouver chez lui que chez le fabricant de brouette, fût-elle à frein sur jante, ou de fer à repasser, fût-il à marche arrière. Il se peut qu’en vous vendant son précieux véhicule le fabricant de brouettes scrupuleux vous exhorte à ne pas faire trop de vitesse, à ne pas brûler les feux rouges, à ne pas écraser les piétons, bref vous donne mille conseils moraux. Il se peut aussi que l’écrivain vous engage à offrir votre place aux dames âgées et à ne pas dire du mal de vos meilleurs amis que lorsqu’ils ne peuvent vous entendre. Mais c’est hasard, dans un cas comme dans l’autre ; du moins n’est-ce pas obligatoire. Ce qu’il faut demander au marchand de brouettes c’est de la brouette, à l’homme de lettres c’est du style. Le reste est chimère et confusion.

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne, 30 septembre 1958.

jeudi 15 juin 2006

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Christer Strömholm, fotograf

Même si nous l’avons connue perdante

Diane Arbus

Nous savons que toutes les réalités nouvelles sont elles-mêmes provisoires et toujours trop peu pour nous suffire. Nous les défendons parce que nous ne nous connaissons rien de mieux à faire ; et parce que c’est, en somme, notre métier.
Mais l’indifférence ne nous est pas permise devant les étouffantes valeurs du présent ; quand elle sont garanties par une Société de prisons, et quand nous vivons devant les portes des prisons.
Nous ne voulons à aucun prix participer, accepter de nous taire, accepter.
Ne serait-ce que par orgueil, il nous déplaît de ressembler à trop de gens.
Le vin rouge et la négation dans les cafés, les vérités premières du désespoir ne seront pas l’aboutissement de ces vies si difficiles à défendre contre les pièges du silence, les cent manières de SE RANGER.
Au-delà de ce manque toujours ressenti, au-delà de l’inévitable et inexcusable déperdition de tout ce que nous avons aimé, le jeu se joue encore, nous sommes. Toute forme de propagande sera donc bonne.
Nous avons à promouvoir une insurrection qui nous concerne, à la mesure de nos revendications.
Nous avons à témoigner d’une certaine idée du bonheur même si nous l’avons connue perdante, idée sur laquelle tout programme révolutionnaire devra d’abord s’aligner.

Guy-Ernest Debord. « Pour en finir avec le confort nihiliste », Internationale lettriste, n° 3, août 1953.

À mesure que j’avance



À mesure que j’avance, je perds en verve, en originalité ce que j’acquiers peut-être en critique et en goût. J’arriverai, j’en ai peur, à ne plus oser écrire une ligne. La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 17 septembre 1846.

mercredi 14 juin 2006

Il faut construire l’hacienda



Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Entre les jambes des passantes les dadaïstes auraient voulu trouver une clef à molette, et les surréalistes une coupe de cristal, c’est perdu. Nous savons lire sur les visages toutes les promesses, dernier état de la morphologie. La poésie des affiches a duré vingt ans. Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir encore des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier état de l’humour et de la poésie :
Bain-Douches des Patriarches
Machines à trancher les viandes
Zoo Notre-Dame
Pharmacie des Sports
Alimentation des Martyrs
Béton translucide
Scierie Main-d’or
Centre de récupération fonctionnelle
Ambulance Sainte-Anne
Cinquième avenue café
Rue des Volontaires Prolongée
Pension de famille dans le jardin
Hôtel des Étrangers
Rue Sauvage
Et la piscine de la rue des Fillettes. Et le commissariat de police de la rue du Rendez-vous. La clinique médico-chirurgicale et le bureau de placement gratuit du quai des Orfèvres. Les fleurs artificielles de la rue du Soleil. L’hôtel des Caves du Château, le bar de l’Océan et le café du Va et Vient. L’hôtel de l’Époque.
Et l’étrange statue du Docteur Philippe Pinel, bienfaiteur des aliénés, dans les derniers soirs de l’été. Explorer Paris.
Et toi oubliée, tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde, échouée au Caves Rouges de Pali-Kao, sans musique et sans géographie, ne partant plus pour l’hacienda où les racines pensent à l’enfant et où le vin s’achève en fables de calendrier. Maintenant c’est joué. L’hacienda, tu ne la verras pas. Elle n’existe pas.

Il faut construire l’hacienda. (...)

Ivan Chtcheglov (dit Gilles Ivain), Formulaire pour un urbanisme nouveau, 1953.

Se mettre nu devant les fantômes



Tout le malheur de ma vie - je ne le dis pas pour me plaindre mais pour en tirer une leçon d’intérêt général - vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours ; et cette fois ce n’est pas par celles des autres mais par les miennes. Il y a là en ce qui me concerne un désagrément personnel sur lequel je ne veux pas m’étendre, mais c’est aussi un malheur général. La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde - du point de vue purement théorique - un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus de rien (ces inventions ont été faites une fois la chute déclenchée) ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons.

Franz Kafka, Lettres à Milena, trad. Alexandre Vialatte, Gallimard, 1952.

Faire passer



En tant que tel ou tel, évidemment, chacun de nous existe déjà. Mais personne n’est ce qu’il dit, encore moins ce qu’il représente. De naissance, en réalité, tous n’étaient pas trop de chose, au contraire, pour ce qu’ils sont devenus. Plus tard, ils s’habituent à vivre dans leur peau, la peau où ils sont logés, où on les a logés surtout, par leur métier ou autrement. Un garçon avait trouvé un miroir, un jour, dans un pays lointain, il n’en avait jamais tant vu. Il ramassa le morceau de verre, le regarda et le tendit à son ami : « Je ne savais pas que c’était à toi », dit-il. Mais le visage n’appar­tenait pas non plus à l’autre, joli garçon, pourtant.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

mardi 13 juin 2006

Ne disons pas de notre époque



Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête. Il en va de même du rire. Ne disons pas de mal de notre époque, elle n’est pas plus malheureuse que les précédentes. N’en disons pas de bien non plus. N’en parlons pas.

Samuel Beckett, En attendant Godot, Éditions de Minuit, 1952.

« Cela aura été »

Arriver in extremis, presque trop tard, en faisant mine de croire que le festin a encore lieu, c’est sans doute l’essence de la cinéphilie. Le cinéphile, ce n’est pas celui qui a la nostalgie d’une âge d’or, qu’il a connu ou non, et dont il pense que rien ne l’a égalé depuis. Le cinéphile, c’est celui qui, même face à un film qui vient de sortir, un film au présent, sent déjà passer l’aile du « cela aura été ».

Serge Daney, Persévérance, POL, 1994.

Le pouvoir de lever les yeux



Lorsque Proust constate l’insuffisance, le manque de profondeur des images de Venise que lui fournit la mémoire volontaire, c’est le mot « instantané » qui lui vient aussitôt à l’idée, et ce seul mot suffit à lui rendre Venise « ennuyeuse comme une exposition de photographie ». Si l’on admet que les images surgies de la mémoire involontaire se distinguent des autres parce qu’elles possèdent une aura, il est clair que dans le phénomène qu’on peut appeler « le déclin de l’aura », la photographie aura joué un rôle décisif. Ce qui devait paraître inhumain, on pourrait même dire mortel, dans le daguerréotype, c’es qu’il forçait à regarder (longuement, d’ailleurs) un appareil qui recevait l’image de l’homme sans lui rendre son regard. Car il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse. Que cette attente soit comblée (par une pensée, par un effort volontaire d’attention tout aussi bien que par un regard au sens étroit du terme), l’expérience de l’aura connaît alors sa plénitude. [...] L’expérience de l’aura repose donc sur le transfert, au niveau des rapports entre l’inanimé — ou la nature — et l’homme, d’une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu’on est — ou qu’on se croit — regardé, on lève les yeux. Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux.

Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, XI.

Les humains te regardent

L’indignation que suscitent les cruautés commises diminue à mesure que les victimes cessent de ressembler aux lecteurs normaux, qu’elles sont plus brunes, « plus sales », plus proches des « Dagos ». Voilà qui éclaire autant sur les atrocités que sur les spectateurs. Peut être la schématisation sociale de la perception est elle ainsi faite chez les antisémites qu’ils ne voient plus du tout les Juifs comme des hommes. L’assertion courante selon laquelle les Sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, par exemple à des singes, est la clé même des pogromes. Leur éventualité est chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui-ci repousse ce regard – « ce n’est qu’un animal » – réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur des hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer que « ce n’est qu’un animal », car même devant un animal ils ne pouvaient le croire entièrement. Dans la société répressive la notion d’homme est elle-même une parodie de la ressemblance de celui-ci avec Dieu. Le propre du mécanisme de la « projection pathique » est de déterminer les homme détenant la puissance à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image, au lieu de refléter eux-mêmes l’humain comme une différence. C’est alors que le meurtre apparaît comme une tentative – constamment répétée, dans une folie croissante – pour déguiser en raison la folie d’une perception aussi erronée : celui qu’on n’a pas perçu comme un être humain et qui pourtant est un homme, est transformé en chose afin qu’aucun de ses mouvements ne mette en cause le regard du maniaque.

Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Éliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral, Payot, 1980, § 68.